Sèdjro Giovanni HOUANSOU est auteur, dramaturge et metteur en scène.
Il est de nationalité béninoise, né à COTONOU en 1987.
Dans ses travaux, il s’intéresse beaucoup au traitement des maux de la société qui prennent source dans l’esprit des hommes.
Lauréat du prix RFI Théâtre 2018, il est en train de devenir l’une des références du théâtre en AFRIQUE.
Il dirige l’association SUDCREA, très active dans le domaine culturel au BÉNIN.
Sèdjro, père de 3 enfants, a choisi de ne pas céder aux sirènes de l’exil, “convaincu qu’écrire à domicile ne peut que garantir une certaine authenticité de l’écriture”.
Sèdjro sera partenaire de Nova Villa dans le projet AFRICA 2020.

 

Lettre à un migrant inconnu

Cher ami,

Cher ami qui ne me connait pas et qui ne me lira peut-être jamais. C’est depuis chez moi, au Bénin (petite tâche sur la carte d’Afrique, une clé plantée dans l’océan au large du Golfe de Guinée) que j’écris. Ces deux derniers mois, je me suis senti tellement lâche et tellement reclus à la fois. Pourtant chez moi, je n’ai pas été confiné. Juste un cordon qui séparait ma ville des autres villes. Cela m’a laissé en moyenne cent kilomètres de liberté à la ronde. Et pourtant j’étais reclus, retranché en moi-même. Je n’avais jamais connu ce sentiment auparavant. Jamais imaginé à quel point je pouvais constituer cette prison féroce. Crois-moi, plusieurs fois j’ai approché un papier avec mon stylo pour poser un acte d’amour, et plusieurs fois j’ai rebroussé chemin. La peur de faire quelque chose de vain, m’a serré la gorge comme un tour de bras assassin qui étrangle. J’ai manqué de souffle. Sans le souffle, quoi écrire ? Alors toutes mes pensées, toutes mes questions, Dieu sait que j’en avais beaucoup qui sont restées coincées.

Toi alors, je sais que ce n’est pas le courage qui te manque. Si tu as bravé les frontières, les chemins les plus décousus, les pentes les plus raides pour atteindre l’Europe ; si tu as pu tourner le dos à toute une vie chez toi pour t’offrir à l’aventure d’ailleurs ; si tu as pu braver le froid des rues parisiennes et confier tes nuits à la Seine, confiné dans des chaussettes trouées, des couettes alourdies par la crasse, alors je sais que ce n’est pas le courage qui te manque. Tu as appris à être féroce, je sais. Une belle épreuve que de voir le regard des autres te mordre dans la chair ; leurs pensées les plus violentes qui suintent par leurs yeux, leur silence agressif, mais aussi la différence de quelques-uns parmi eux, qui osent faire une place à la sensibilité. Ceux-là osent relativiser. Ils n’ont pas d’étiquette pour toi, du moins, ils n’utilisent pas les mêmes étiquettes que tout le monde, pour te catégoriser. Et pendant que ton malaise va bon train, nous voilà au beau milieu de cette crise mondiale du COVID 19.

Toi qui n’avais pas de foyer, ni d’hébergement. Toi qui étais pris en chasse dans les lieux publics, le jour par les forces de l’ordre, et la nuit par divers malfaiteurs, je me demande ce que tu deviens pris dans cet étau où tu es à la fois exposé à la maladie et regardé comme un vecteur de la maladie. Le chien galeux qu’on doit tenir loin de soi. Et toi-même, je suis certain que tu te regardes. Est-ce que tu te fais peur à toi-même ? Hein ?

Moi, comme je te l’ai dit, je suis lâche. J’ai essayé de penser à toi et de me poser les questions que je voudrais te poser. Elles m’ont vite submergé et je n’ai pas cillé presque, j’ai choisi de retourner la page blanche et d’aller faire de la flûte traversière. Ça me détend, ça me recentre. Je n’aimais pas cet instrument, je le trouvais trop dur pour un son monotone. Mais aujourd’hui, il m’apprend que ce qu’on s’entend dire n’est jamais en fonction de ses propres oreilles, mais plutôt de son esprit. Oui. Plus j’ai essayé de ne pas penser à toi, plus cette pensée m’a assommé. Je n’ai plus le choix. J’écris ces quelques mots vers toi.

Ils ont dit qu’ils vont mettre en place des hébergements dans des hôtels réquisitionnés et dans des gymnases pour le confinement. Ils ont crié devant la presse et se sont défendus vertement. Ils ont parlé de t’évacuer des rues parisiennes vers des centres de desserrement créés en Ile de France. Ils ont dit que ta situation leur tenait à cœur, et ils ont rivalisé de propositions, mais toi, toi, tu n’as rien dit. Même lorsque le confinement de ceux qui te venaient en aide a compliqué ta vie, tu n’as rien dit, ou peut-être tu as dit mais on n’a pas entendu. Enfin, tu as déjà vécu pire je suppose et tu es trop conscient de ce que l’avenir pourrait se noircir davantage, mais qu’il n’aura pas raison de ta force et de ta détermination à vivre.

Maintenant seulement j’ai trouvé le courage d’écrire ces quelques mots vers toi. J’ai le courage de le faire maintenant, parce que je n’attends pas de réponse de ta part. Je me pose tes questions, et je me donne des réponses. Tes réponses sont en moi ; en chacun de nous d’ailleurs.

Maintenant que ça commence à se “déconfiner” j’espère que ces questions cesseront vite d’avoir leur raison d’être.

Sèdjro Houansou

 

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