Hala RAJAB est une jeune scénariste et réalisatrice, sortante de la CINÉFABRIQUE.
Fin 2015 elle quitte la SYRIE pour arriver en FRANCE en 2016.
Elle a eu son statut de réfugiée politique.
Elle vit à LYON et commence “son métier de cinéma doucement”.
Elle a participé à RADIO LIVE en février dernier dans le cadre de FARaway.
Des hasards qui ne sont pas des hasards…
Cette lettre nous est arrivée ce matin, le film documentaire “Pour Sama” est diffusé sur Canal + ce soir à 21h.

PRÉAMBULE
“Mon Papa était mon ami avant tout, un militant politique, opposant du régime syrien.
Il m’a donné une âme de combattante.
Il a fait de la prison à l’époque de AL-ASSAD père et à l’époque de AL-ASSAD fils.
Mon Père nous a quittés en 2015 à l’âge de 56 ans après 10 jours de prison et de torture”

 

Papa,

Hier j’ai rêvé de toi, tu sais ce genre de rêve qu’on ne peut pas distinguer de la réalité. Tu parlais pour me demander de mes nouvelles, et c’était la première fois que tu parlais dans mes rêves. D’habitude je te vois silencieux et ton visage reste sans expression. Je n’ai pas eu le temps de te répondre, le sentiment que tu existais vraiment m’a réveillée tout de suite et j’ai eu plaisir à cette idée. La pluie tombait doucement sur ma fenêtre et j’avais une sensation bizarre suite à ce rêve. Un ami m’a dit une fois que le Père, même s’il n’est plus là, son influence, son éducation restent, on le porte en nous, on ne peut pas nous l’arracher.

Je me suis fait un café et j’ai pris du temps en le buvant. Cette lenteur vécue dans ce confinement, cette notion de temps différente, cette non-obligation me rappellent beaucoup la Syrie. On est au mois de mai, la saison où on voit les champs de blé doré à perte de vue agités par un air doux d’été. L’image de ma mère sur la terrasse en robe de chambre qui s’épile avec de la cire orientale qu’elle a préparée. L’image de toi, une cigarette à droite de ta bouche, assis sur ta chaise, nettoyant les grappes de raisin que tu venais de cueillir. La porte ouverte de la maison et les chansons de Fairouz qui s’écoulent depuis l’intérieur. Mes sœurs et moi courons sous la vigne et rions.

Ces derniers jours on a eu du beau temps à Lyon. Heureusement qu’on a quelques heures de soleil dans notre appartement parce qu’on ne peut pas sortir se balader quand on veut. On s’allonge sur le tapis à midi, on ferme les yeux et on prend le soleil.

Les herbes ont surgi et les arbres ont fleuri, l’air est doux et tiède, les oiseaux nous réveillent à nouveau les matins, on les entend bien puisque c’est calme et personne n’est dehors.

Je ne sors pas souvent, j’ai peur de la forme que la vie prend dehors. Il y a une ambiance tendue et ça ne me donne pas très envie de sortir. Je reste chez moi, la plupart du temps dans ma chambre, je lis Kafka sur le rivage actuellement, je réfléchis beaucoup aussi à tout ce qui se passe. Je défile ma vie devant moi depuis mes dix-huit ans et l’idée de devoir s’en sortir, devoir survivre à chaque fois m’attriste.

Les rues vides, les queues devant les magasins, les gens qui portent des masques, les tournages qui s’arrêtent, j’ai du mal à accepter une continuité pareille. Les amis qui ne se touchent plus et les gens qui ont de plus en plus du mal à trouver un travail ou d’avoir des papiers.

Aujourd’hui j’ai été contrôlée par la police à l’entrée d’une place publique. J’avais peur d’être verbalisée malgré le fait que je respectais les consignes. J’ai eu une sensation bizarre comme si j’étais à un checkpoint en Syrie et cela m’a bouleversée. Tu sais Papa cette sensation de sécurité que j’ai peut-être perdue à jamais.

C’est vrai que la nostalgie parfois provoque que les bons souvenirs, mais je me rappelle aussi notre dernière discussion ensemble sur ton lit d’hôpital. Je t’amenais le chocolat discrètement alors que c’était interdit, même à l’époque on ne comprenait pas pourquoi on devait s’empêcher de faire des choses. Tu mangeais ton chocolat, on écoutait les chansons que tu aimais avec mes écouteurs, tu lisais les articles que j’avais imprimés parce que je les trouvais intéressants.

Avant que je ne parte ce jour-là, tu m’avais dit de partir très loin, de fermer la porte derrière moi et de jamais retourner en arrière. Le lendemain on ne pouvait plus écouter tes chansons ensemble parce que tu as décidé de fermer la porte avant que je ne le fasse moi.

Maintenant que je suis en France dans une ville que j’aime beaucoup, je rêve de toi, tu as un bonnet en laine et un gros manteau. Assis sur le fauteuil de ma chambre, la main sur la joue, observant la pluie en France qui tombait sur la fenêtre. Moi aussi j’ai été étonnée par la pluie quand je suis arrivée ici, la pluie en Syrie est beaucoup plus violente, elle tombe comme des cordes et nous empêche de sortir de chez nous. Tu te rappelles peut-être ces nuits au village où on n’avait pas d’électricité. Depuis la fenêtre on ne voyait rien sauf les éclairs mais on entendait tout, le vent, la pluie, les animaux sauvages et les bombardements.

J’ai tendance aussi ces jours-là à comparer la pandémie avec la guerre, je sais Papa que c’est complètement différent car là il suffit de rester à la maison alors la guerre peut te ravager même quand tu restes chez toi.

En me réveillant de ce rêve, j’étais convaincue que tu existais vraiment, j’étais contente et je souriais toute seule. C’est vrai, tant qu’on pourra se parler, tant que tu pourras visiter ma chambre et demander de mes nouvelles, tant que je peux t’envoyer une lettre…

Hala Rajab

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