Estelle CHARLES est codirectrice artistique et metteuse en scène de la compagnie La Mâchoire 36 au côté de Fred Parison.
Elle vit et travaille actuellement dans le Grand Est.
Elle collabore par ailleurs à différents projets en tant que dramaturge et conseillère artistique.
Sa dernière création, Gribouillis aurait dû être présentée à l’édition 2020 de Méli’môme. Rendez-vous en 2021…

 

Nancy, le 28 avril 2020

Mon cher Thierry,

J’ai bien reçu ta carte postale ce matin.
J’ai longuement ri en voyant la photo de toi en pom-pom girl !
Le collant rose et le tutu te vont si bien !
J’aime ce déguisement improbable, cet humour sur toi. Je ne sais même pas si c’est toi sur la photographie. Tu portes aussi une cagoule et des bottes en caoutchouc et tu exécutes le saut de l’ange !

J’ai accroché ta carte au-dessus de mon bureau et lorsque je lève les yeux, je peux te voir suspendu dans les airs, dans un saut grotesque, agitant au bout de tes bras les deux pompons colorés !
Ta présence me fait du bien et me fait sourire.
Je lève les yeux… et hop ! je pense à toi et je souris.
Parce que ta présence m’apporte toujours de la joie mon cher ami.
Parce que tu es mon ami. Mon grand ami.
Et t’avoir avec moi dès que je m’assois sur ce bureau tout neuf, (que figure-toi, Fred vient de me fabriquer à ses temps perdus de confinés), est un bonheur.

Cette photo a mis du rire instantanément partout dans la maison !
Nous étions tous ravis de ton intrusion subite dans notre intérieur.
L’arrivée de cette carte postale fut comme une visite au goût d’interdit.

Puisque tu es masqué sur la carte, nous avons eu un doute quant à ton identité, mais nous avons unanimement décidé en famille, que c’était toi sur la photographie. Ça ne pouvait être que toi !

À tes côtés se tient un homme, droit comme un i, pompons jaunes au bout des bras et lunettes de soleil sur le nez.
On ne le reconnaît pas. Je ne crois pas le connaître.
Je ne connais pas tous tes amis.
Parce que maintenant tu vis loin.
À plus de 600 km de chez moi.

Ce matin nous entamons notre sixième semaine de confinement.
Cinq semaines sont derrière nous.

Que te dire ?
Ici on se croirait en vacances, mais sans être en vacances.
Je ne compte plus les jours depuis un moment et je ne fais plus la différence entre un lundi, un jeudi ou un dimanche.
Tous les repères ont été balayés d’un seul coup.
On reste chez soi. On ne bouge plus.
Le danger nous guette, invisible, partout.
Fini le rythme des semaines et des mois.
Fini les repères sur le calendrier.

J’ai d’ailleurs fait une chose idiote, j’ai effacé sur le grand calendrier de la cuisine toutes les dates de tournées, de spectacles, de rendez-vous, d’activité qui y étaient notées.
Ça m’a pris une bonne heure.
Maintenant, il ne reste plus que le blanc et la beauté des jours entièrement vides, suspendus sur le calendrier.

Tout s’est arrêté, épinglé en plein vol.
Comme toi sur la carte postale !
Tes deux pieds ne touchent pas le sol !
On dirait que tu voles !
Comme nous.
Et comme l’humanité presque tout entière.
D’un seul coup : suspendue, arrêtée, figée dans le temps.
Se reverra-t-on avant juillet ?

Juillet…
Ton mois et le mien.
Le mois de nos anniversaires.
Le mois des cancers.

A nous deux cette année, nous aurons 101 ans !
Je crois bien qu’aucun de nous deux n’atteindra jamais cet âge !

Te souviens-tu de nos journées marseillaises ?
De ces journées qui n’en finissaient pas sous la chaleur ?
On attendait la fraicheur du soir pour descendre la Canebière vers Noailles ou la plaine, boire un pastis en terrasse.
Le plaisir du brouhaha de la ville.
Le plaisir du rien hormis celui d’être ensemble.
On attendait la nuit.
On riait.
On riait comme des fous.
Le temps ne comptait plus.
Tout comme aujourd’hui.
Il ne compte plus.
Mais celui d’hier ne ressemble en rien à celui d’aujourd’hui.
Marseille.
Toutes ces années.
Je peux dire maintenant que nous y étions heureux.
Marseille, ville de nos rêves.
La ville où nous nous sommes rencontrés.

Je lève les yeux. Je regarde la photographie.
Je pense à toi.
Je pense à toi dans ton appartement, à la campagne, dans le Sud.
Tu vis seul.
Tes fenêtres donnent sur la montagne.
C’est beau.

Juste avant le confinement, quand on riait encore un peu bêtement de cette épidémie qui se développait loin de nous, nous sommes venus te rendre visite, en famille deux jours, dans ton bel appartement.
Cela faisait si longtemps qu’on ne s’était pas vus Thierry !
Thierry.
J’aime dire ton nom.
Thierry.
Mon ami.
Nous avons passé deux jours merveilleux !
C’était la première fois depuis longtemps que je me sentais libre, heureuse.
Fred, les enfants, moi. Nous étions tous heureux.
Et nous avons ri ! Tellement ri !
Comme toujours.
Tu sais à quel point les enfants t’aiment ! Toi leur parrain de cœur !
Tu sais aussi combien Fred est attaché à toi…

Et moi…
Moi j’ai enfin trouvé mon frère. Ma seconde main.
Te rencontrer a été un cadeau de la vie.

Je passe les doigts dans mes cheveux, je lève les yeux, et hop ! Je te vois !

Tu me manques.

Je devais venir te voir en mars.
On s’est quittés en février avec la promesse de se revoir bientôt.

Mais la promesse s’est figée en plein vol.
Instantané.
Clic clac photo !
En plein vol !
Suspendu !

Sais-tu que notre grand veut devenir photographe ?
Il attend ses 18 ans avec impatience.
Il se fige dans l’attente.
Je le garde encore un peu pour moi.

On voudrait tous que tu sois là.
Je pense à toi au-dessus de ta machine à coudre.
Je pense à toi, t’arrêtant pour fumer une cigarette, puis remontant les lunettes sur ton nez (l’âge que veux-tu !)
Et ton parfum de patchouli qui inonde la pièce.

Sais-tu que sur sa demande, j’ai offert à notre dernier un parfum au patchouli ? Il te porte avec lui.

Je sais que dans quelques jours, quelques semaines, quelques mois, je lèverai les yeux sur ta photographie et je verrai que tu t’es enfin réceptionné sur le sol.
Ton saut sera défigé.
La pom-pom girl aura achevé son saut de la durée d’un confinement.
Et c’est là, à ce moment-là, précisément, que je saurai que le temps sera venu, enfin, de prendre un train, de venir te voir, de te serrer dans mes bras, et de dire :
Mon ami, mon frère, je suis si heureuse de te voir.

Mon cher Thierry, je t’aime si fort et t’embrasse de tout mon cœur !

Prends soin de toi.

À très vite.

Estelle. Ton amie pour toujours.

 

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