Dominique SABOURAUD est médecin pédiatre.
Elle est maman de 4 enfants, fervents spectateurs de Méli’môme, et grand-mère de 5 petits-enfants.
Elle est passionnée par les problématiques d’éducation et de santé.

 

Ma chère Maman,

Tu es toujours confinée alors que nous retrouvons le plaisir d’une vie déconfinée, au moins partiellement, d’aller et venir comme bon nous semble, ou presque.

Cette lettre, tu ne la liras pas, c’est ainsi.

Ça fait 2 ans que tu n’es plus tout à fait la même, ou plus du tout la même selon que l’on voit le verre à moitié plein (les optimistes) ou le verre à moitié vide (ça c’est plutôt moi, la pessimiste).

Suite à ton AVC, nous avons abordé une autre tranche de vie. Après les premiers jours très inconfortables, après la peur viscérale de te perdre, Il a fallu te soutenir, te réapprendre à marcher, à faire chacun des gestes quotidiens. Tu es restée quelques semaines hospitalisée puis tu es rentrée chez toi grâce à la présence d’auxiliaires de vie et maintenant, depuis quelques mois tu es en maison de retraite (je déteste le mot EHPAD).

Tu nous as bluffés par ta force et ton courage à l’hôpital. Tu étais devenue “populaire” dans le service de réadaptation, malgré ton handicap, tu avais beaucoup d’humour : “mieux vaut rire que pleurer” disais-tu et tu étais d’une extrême gentillesse avec le personnel. Tu parlais beaucoup et ton discours n’était pas toujours cohérent, tu as développé des fixations (des fixettes comme disent mes frères…). Tu voulais tout savoir sur le camp de Conlie, où des milliers de volontaires bretons avaient été envoyés pendant la guerre franco-prusse de 1870. Pourquoi ? mystère, tu n’en avais jamais parlé auparavant. Tu nous as fait rire avec tes idées de plus en plus saugrenues. Un jour, tu as décidé qu’il fallait faire un spectacle auquel on aurait convié le directeur de l’hôpital et les officiels de la ville, afin qu’ils se rendent compte des conditions misérables de travail des infirmières et aides-soignantes du service. Ils auraient été alors obligés d’augmenter leur salaire et le personnel soignant, c’était sûr ! Ton petit-fils musicien, aurait été responsable de la musique, ta petite-fille actrice, de la mise en scène et nous aurions tous participé, bien sûr sous ton autorité, sur le thème de “Tout va très bien Madame la marquise” que tu répétais et chantais en boucle !

Toi qui avais été médecin, tu étais profondément choquée par les faibles moyens alloués aux services de convalescence. Que dirais-tu aujourd’hui avec le Co-vid ?

Le Co-vid, celui qui te maintient confinée dans ta maison de retraite, tu en entends parler, tu sais que c’est à cause de lui que nous ne pouvions venir te voir et que tu ne sortais plus de ta chambre, mais comme le reste, tu l’oublies très vite et, incessamment, c’est la même question : tu viendras me voir cet après-midi ? on te réexplique mais tu n’enregistres plus ! Tu n’as pas compris l’épidémie, ni le confinement, ni la situation plus que tendue dans les hôpitaux. Tu n’as pas vu le dévouement sans limites du personnel soignant luttant sans relâche pour la vie, tu n’as pas vu le débordement des hôpitaux, tous les dégâts immenses provoqués par ce tout petit virus !

Tu n’es plus stressée comme tu l’étais dans le monde d’avant l’AVC et c’est probablement mieux compte-tenu de ce qui aurait pu se passer dans ton EHPAD (et oui, j’arrive à le dire). Ce virus ne te fait pas plus peur que ça, tu vis dans le brouillard de ta pensée qui, au fil des mois, est de plus en plus confuse et difficile à organiser. Et pourtant, compte-tenu de ton état, nous avons eu beaucoup de chance que tu aies été admise dans cette maison de retraite qui a une qualité d’accueil et de prise en charge des patients et de leur famille qui nous a tous impressionnés ! (et oui Patricia**, c’est la vie moderne qui veut ça en France, nos modes de vie, nos travails, nos logements ne nous permettent malheureusement pas d’accueillir notre maman chez nous)

Et pourtant, malgré tous les malheurs survenus grâce au Co-vid, malgré toute la misère du monde (il y a bien pire que ton AVC, je le sais), je ne m’y fais toujours pas. Tu étais une femme brillante, très dynamique, très investie socialement. Je n’arrive pas à accepter que tu aies autant changé, ce glissement progressif vers la grande dépendance, la vieillesse dans ce qu’elle a de pire : perdre son intégrité psychique. Ta fin de vie est bien différente de ce que tu aurais souhaité, je t’ai toujours entendu dire que si tu perdais tes moyens intellectuels, tu préfèrerais avoir la “piqûre” que de vivre amoindrie ! Ben la piqûre, tu ne l’as pas eue…

Mais pourtant, depuis l’AVC, tu nous as offert des moments de grâce, je dirais presque de bonheur si je ne trouvais pas ce mot indécent comparé à ce que tu vis maintenant.
Ça n’a pas toujours été facile d’être ta fille, tant tu as toujours voulu tout gérer, tout diriger. Nos relations ont été compliquées, il m’était difficile de m’opposer frontalement à tes demandes. Tu étais d’une époque où les enfants, on leur apprend d’abord à obéir ! Mes frères ont su chacun à leur manière, prendre leur liberté ; pour moi c’était plus difficile, j’étais la seule fille, ne voulant pas non plus me laisser diriger (telle mère, telle fille…)

Cet AVC m’a fait réaliser combien nos liens avaient été forts dans la petite enfance juste avant l’arrivée de ma ribambelle de frères. Depuis les premiers jours, tu nous remercies en boucle de t’avoir aidée, de t’entourer, d’avoir organisé ta nouvelle vie. Tu nous as dit ton amour, tu m’as dit ton amour avec une tendresse que je ne te connaissais pas.
Sans t’en rendre compte, tu as renforcé notre fratrie. Nous nous sommes aperçus que nous étions tous extrêmement attachés à toi, chacun à sa façon, désireux de te donner le meilleur possible pour tes dernières années. Nous avons passé et nous passons encore des heures autour de toi par WhatsApp ou Skype afin d’organiser et gérer ta nouvelle vie et de prendre les décisions à ta place, toi qui étais si autonome et ne décidais que par toi-même.

Il y a 8 jours, c’était un apéro zoom autour de toi, mais sans toi, tes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants pour fêter la fin du confinement et espérer pouvoir faire une fête familiale à l’automne avec toi, si le Co-vid nous en laisse la possibilité.

Et peut-être, finalement, cet AVC est un cadeau pour la suite, pour l’après, quand tu ne seras plus avec nous !

Maman, je t’aime très fort et t’embrasse,

Dominique Sabouraud
**lire lettre de Patricia Gomis

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