“Mon père est né au bord de l’AMAZONIE, c’est sans doute pour cela que le conte, son rapport au sacré et à la culture populaire m’ont toujours fascinée”.
Valentina ARCE est d’origine péruvienne.
Elle dirige la Compagnie SHABANO, nous devions accueillir sa 7ème création “Le bleu des abeilles” d’après le roman de Laura ALCOBA, nous attendrons Méli’môme 2021.
Mère de trois enfants franco-péruviens, elle souhaite rester comme une passeuse, proche de la littérature et de l’imaginaire latino-américains de son enfance.

 

“Il va pleuvoir là où pousse l’herbe tendre.
Un nouveau ruisseau va naître.
Nous savons tout du nouveau visage de la vie, nous qui sommes partout semblables…”
La voix des sables / Conte soufi

Ma chère Mathilda,

A toi qui adoucis chacune de mes journées avec ton regard enfantin, c’est à toi que j’ai envie d’écrire aujourd’hui. Avec la sagesse de tes 9 ans, dans cet échange quotidien qui est le nôtre, tu représentes tous les enfants à qui j’aimerais continuer à parler… S’il y a une chose qui me ravit en ce moment, c’est que je te vois grandir.

Comme tu le sais, je viens d’un pays où les montagnes majestueuses et gigantesques, les “Apus” comme on les appelle en quechua, la langue des Andes, versent quelquefois leur colère sur les hommes. Un pays où les rivières sont si puissantes que les populations d’Amazonie les appellent les “serpents d’eau”. Un pays où la catastrophe cohabite avec la poésie.

Quand j’avais ton âge et que le danger guettait, j’avais l’habitude de scruter le visage des adultes, apprenant à lire, dans les plis de leurs visages et dans le regard soucieux de mon père, ce qui se passait dans mon pays – le Pérou. Le visage de mon père était le thermomètre de mon inquiétude et me dictait le degré de peur qui pouvait m’envahir.

Petite, pour moi le danger a pris plusieurs visages : un tremblement de terre ayant provoqué l’ensevelissement de tout un village, là-haut dans les Andes où un coup D’État militaire et la suppression de la liberté d’expression dans le pays. Avec la mainmise sur les journaux, je n’ai pas seulement vu se froncer le front de mon père, mais j’ai vu la colère exploser dans son visage et une profonde tristesse se déposer dans ses yeux. Ce régime militaire a duré 12 ans et la tristesse de mon père aussi.

Puis le terrorisme vint avec les bombes, les explosions lointaines détruisant le réseau électrique du pays et de ma ville, Lima. A cette même période, le danger pouvait prendre le visage des images à la TV, montrant la souffrance des Indiens d’Amazonie, les Ashaninkas, otages du mouvement Sentier Lumineux, des enfants, des femmes et des hommes encerclés en pleine forêt et forcés à travailler comme esclaves pour une cause dont ils ignoraient tout. La peur pointait aussi son nez face aux images des Indiens des Andes, parlant le quechua et non l’espagnol, paysans innocents pouvant être accusés de terrorisme et jugés injustement dans une langue qui n’était pas la leur. La peur prenait pour moi, enfant, le visage de l’incompréhension face à l’injustice qui s’attaquait aux plus faibles.

Au début de ce confinement, j’ai repensé à toutes ces peurs enfantines, néanmoins le visage de mon père n’était plus là pour me servir de repère en ces temps troublés… C’était moi l’adulte, il tenait à moi de te rassurer et je n’avais aucune idée de comment m’y prendre.

J’ai eu peur, peur devant l’inconnu, peur devant un ennemi invisible, peur devant le changement, peur de moi dans cet enfermement physique. Jour après jour, j’ai appris à trouver une richesse nouvelle, en lisant les choses les plus variées allant de la poésie aux contes soufis, en écoutant de la musique, puis en écoutant le silence et en écoutant finalement à l’intérieur de moi.

Mais paradoxalement c’est toi ma petite Mathilda qui m’a rassurée le plus. C’est toi qui m’as appris avec douceur à accepter ce moment, quand je refusais de prendre le temps de m’arrêter, pour entendre le monde s’arrêter.

Ta première activité a été de prendre tous les bols de la cuisine pour en faire des couveuses de graines que tu regardais pousser chaque jour avec émotion, sans impatience. J’ai vu même surgir tes larmes lorsque l’une de tes plantes avait perdu inexplicablement ses feuilles. Tu me soufflais le nom de chaque oiseau que tu voyais, tu observais les insectes, les abeilles, les bourdons. Oui, c‘est bien toi qui as raison.

Ta génération Mathilda nous met devant notre impuissance à changer nos habitudes. On le dit souvent mais j’ai envie de le dire encore une fois, cette terre qui nous porte est maltraitée par des décennies d’inconscience, l’humanité se laissant emporter par une logique qui nous pousse à épuiser ses ressources pour un bonheur factice ! Je me dis que c’est pour vous les enfants, qu’il faudrait saisir cette opportunité qui nous est donnée d’arrêter sans tarder cette course folle et suicidaire.

C‘est un moment très difficile pour beaucoup de gens, ici comme dans d’autres régions du monde. Confinement est synonyme de “faim et violence”. Chaque nuit, l’angoisse empêche de dormir beaucoup de femmes et d’hommes qui pensent à leurs commerces fermés, à l’impossibilité d’exercer leurs métiers. Dans les pays les plus pauvres, les parents ne peuvent plus sortir dans la rue avec leurs petits chariots pleins de mangues, ananas, pastèques et de tant d’autres délices parfumés, pour les vendre et faire manger leurs enfants. Pour l’instant leur lendemain est encore fait d’immobilité et d’incertitude. Mais c’est étrange de se dire qu’il a été possible d’arrêter tous ces “mondes” qui cohabitent sur la terre.

Les jours passant, la peur a disparu pour laisser place au sentiment que tout cela doit servir à entraîner un changement. Cette pause gigantesque et mondiale ne doit pas être sans lendemain. Si seulement avec le chant des oiseaux qui parvient à nos oreilles si nettement aujourd’hui pouvait aussi nous parvenir la voix de tous ces Indiens d’Amazonie qui depuis des décennies nous parlent de la forêt qui disparaît et avec eux, les voix des jeunes et des enfants s’élevant comme une source puissante de vie. Que nous réfléchissions enfin ensemble à comment devenir vie et pas destruction. Pour que les “Rivières-Serpents d’eau”, sources d’eau pure soient toujours là, sous le regard tranquille des Apus-Montagnes.

Pour l’instant profitons de cette pause pour ouvrir les couvercles parfumés des marmites familiales, qu’elles répandent dans nos corps et notre esprit les odeurs salvatrices et purifiantes de nos grand-mères, la cannelle, la fleur d’oranger, la menthe ou le safran délicat.

Comme tous les moments qui nous semblent obscurs, ce moment est chargé de lumière. Il faut espérer que toute la souffrance occasionnée par cette pandémie ne soit pas inutile. J’espère au plus profond de mon âme ma grande Mathilda que dans cet “APRÈS” que nous attendons tous, rien ne sera plus comme avant.

De “tu mamà” un matin, en avril 2020

Valentina Arce

 

 

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