Sema KILICKAYA est autrice.
Son dernier livre “LA LANGUE DE PERSONNE” aux Éditions Emmanuelle COLAS a enchanté l’équipe de NOVA VILLA.
Sema a participé à notre colloque sur Les Langues en février dernier.
“J’écris pour que les Français sachent ce que c’est, la migration”
Elle est professeur d’anglais dans un collège à CHAUMONT.

 

Chaumont le 30 mars

 Chère Isabelle,

Je n’écrirai pas de journal du confinement. Je ne pense pas en être capable. À l’instar de ces milliers de gens, mes mots aussi sont confinés, pris dans cette sidération qui, tous, nous a saisis à l’annonce de la pandémie.

Comme le banc de poissons qu’affole et disperse la créature qui vient de plonger, mes mots se sont éparpillés pour s’enfuir/s’enfouir je ne sais où. Ils ont été soufflés.

J’ai beau les convoquer, les appeler, chercher à les sentir, ils restent silencieux ; un ou deux affleurent peut-être, mais si peu. Sur cette page qui se rêve texte, quand les vocables devraient se frotter les uns aux autres, s’unir, se lier et s’embrasser, l’ensemble pratique la distanciation lexicale.

Mes mots ne sortent que pour les besoins de première nécessité. Je parcours ma page de gauche à droite, de haut en bas. Sans cesse, mon regard est happé par la diagonale du vide. Ma page est une ville déserte, émaillée de squares et de parcs délaissés. Les boutiques y sont fermées. Le tout est enveloppé d’un silence qu’interrompt, chaque soir, le décompte des morts.

Quand bien même parviendrais-je à écrire, que décrirais-je que les autres n’ont déjà décrit ?

Il faudrait plonger profond pour aller, aux tripes de ceux qui sont en première ligne, arracher les expressions de la douleur, celles du désespoir, de la rage ou de la colère. Ces mots-là sont comme des hippocampes bien accrochés au fond des océans. Détacher des mots auprès de malades a des vertus thérapeutiques. Certains savent si bien le faire.

Mais la pandémie m’a laissée sans voix.

Mes mots ne respirent plus, c’est ce virus qui les a étouffés.

Alors faute d’écrire, je me contente de regarder le printemps qui, avec insouciance, s’installe ici et là. Dans notre jardin, tranquillement, il fait ses petites affaires. Nous avons complètement retourné la terre. Plus un brin de gazon, plus une fleur, nous avons tout rasé. Dans le fond, seules restent trois tulipes. Depuis le début du confinement, tous les matins, je les regarde éclore et tous les soirs se refermer.

Trois calices dans un jardin retourné.

Chère Isabelle, ma difficulté à écrire te semblera certainement bien dérisoire, toi qui, consumée par l’angoisse, attend que cette satanée maladie déparasite les poumons de l’être cher. Je t’imagine chez toi, pendue au téléphone, aux lèvres du médecin qui t’annoncera -tu l’espères, nous l’espérons- enfin une bonne nouvelle.

En attendant, je t’envoie un peu de ce printemps. Reçois, chère Isabelle, toute mon affection. Reçois ces tulipes de l’espoir.

Bien à toi.

Sema Kiliçkaya

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