Gérard TAILLEFERT est un vieux complice de NOVA VILLA, du temps où il était coordinateur de la ZEP CROIX-ROUGE.
Aujourd’hui à la retraite, il reste proche de notre association.
Lettre à Larbi
Lorsque Nova Villa m’a fait cette proposition d’écriture, j’ai d’abord pensé à de nombreuses personnes et événements, puis j’ai décidé de laisser décanter. Un nom, des souvenirs ont alors émergé comme une évidence : Larbi.
Curieuse mécanique psychique qui va trier, analyser inconsciemment dans la mémoire.
Larbi était un travailleur immigré turc que j’ai rencontré en 1973 à Épernay. À l’époque embringué dans un parcours scolaire et semi professionnel assez chaotique, je donnais des cours d’alphabétisation dans une association deux fois par semaine le soir. (J’ai appris par la suite que cette association était noyautée par la section maoïste locale pour des raisons politiques). Larbi et Rachid étaient mes deux élèves adultes, Rachid d’origine marocaine a vite quitté les cours, on le sentait très affecté par sa situation : la rupture familiale, sociale et culturelle qu’il vivait. Larbi qui devait avoir 45 ans était un bel homme à l’allure élancée, le regard franc et rieur même si ces traits étaient alourdis par la fatigue de ses conditions de vie et de son travail (BTP). Nous nous sommes liés d’amitié et après quelques séances de travail, il m’invita à boire le thé chez lui dans un foyer SONACOTRA.
Là, j’ai découvert l’horreur et la honte absolues de ce que l’on peut faire vivre à des hommes que l’on utilise, méprise et jette lorsqu’ils sont trop usés.
Le foyer Sonacotra de l’époque (ça a beaucoup changé depuis) était tenu par un gardien armé et secondé par deux bergers allemands. Les locataires dormaient à quatre par chambre, quatre nationalités différentes pour éviter tout regroupement et exploiter les conflits qui pouvaient exister entre ces différentes nationalités (Tunisie, Algérie, Maroc, Turquie pour la chambrée de Larbi). Ils disposaient d’une douche collective sur le palier et d’une cuisine collective. Interdiction d’inviter une femme dans les locaux. Les descentes musclées de police étaient fréquentes pour vérification des papiers et identités.
Lorsque nous prenions le thé, Larbi me parlait de sa famille, sa femme, ses enfants (3 je me souviens), ses parents qu’il n’avait pas vus depuis six ans. Six ans confiné dans cette demi prison, je me souviens que cette information avait résonné très fort en moi. Il me parlait, me montrait des photos de son village, sa terre qu’il aimait, sa région. Je voyageais…
Je le sentais honoré par notre amitié et plusieurs fois, il avait invité d’autres locataires turcs à notre petite collation. Larbi ne maîtrisait pas bien le français mais faisait des progrès énormes, il avait comme espoir de faire venir sa famille en France.
La fin de l’année scolaire sonnait et j’ai quitté Épernay pour prendre mes quartiers d’été et d’autres travaux familiaux. En septembre, j’intégrais la fac et un nouvel emploi de surveillant dans un lycée. L’effervescence de la vie étudiante et le travail m’ont éloigné d’Épernay. Je suis repassé au foyer pour apprendre que Larbi avait changé d’employeur, de foyer en région parisienne. Impossible de retrouver sa trace.
Pendant 37 ans, j’ai travaillé dans le quartier Croix-Rouge comme enseignant puis comme coordonnateur de réseau. J’ai rencontré, côtoyé, fréquenté et bien connu de très nombreuses familles issues de l’immigration, partagé avec elles et leurs enfants de nombreux projets scolaires ou extra-scolaires dans le quartier, les associations. Larbi ne m’a jamais quitté.
46 ans après cette rencontre à Épernay, où en sommes-nous ? Des milliers de familles parquées, confinées, persécutées aux quatre coins du globe. Des milliers de travailleurs saisonniers exploités dans des conditions parfois sordides en Europe. Des milliers de migrants confinés dans des conditions inhumaines dans et en périphérie des grandes villes d’Europe.
Un immense chantier est ouvert devant nous à la sortie de cette pandémie, aurons-nous l’audace, le courage de l’attaquer pour infléchir le cours des choses ou bien l’arrogance de nos sociétés de consommation énergivores, destructrices continuera-t-elle à jeter dans le chaos des millions de familles, de menacer l’équilibre de la planète ? La tragédie de ce virus nous amènera-t-elle à plus d’intelligence, d’humanité, de tolérance, de partage, de justice ?
Une pensée modeste pour tous les Larbi du monde et leur famille, tous ceux que nos sociétés occidentales et autres ont confiné dans la précarité, la peur, la misère. Notre épreuve de confinement semble bien modeste.
Le pire n’est jamais sûr, espérons que le déconfinement soit l’occasion d’une mutation radicale de nos sociétés, de nos modes de vie.
Bien fraternellement.
Gérard Taillefert