Céline SCHNEPF est artiste et metteure en scène.
Elle dirige la Cie Un Château en Espagne à Besançon.
En nommant ainsi sa compagnie, elle lui confère le droit à l’utopie dans les actions et les créations.
Céline est convaincue d’un théâtre ouvert dès le plus jeune âge qui permette le partage de sens et d’émotions fondatrices entre l’adulte et l’enfant.
Le compagnonnage avec Nova Villa a commencé en 1999 avec Canto de Luna, un “petit bijou” pour les bébés.
Depuis ont été accueillis Philéas, Blanche, Le vol de Hirondelles, Petit appétit, Wonderland

 

Le 23 mai 2020,

Salut le temps qui passe, qui file, qui court et qui se suspend quand bon lui semble,

Ça fait un moment que je suis fan de toi.
Alors comme Nova Villa me propose d’écrire à qui bon me semble, j’ai fini par me dire que c’était l’occasion qu’on entame la conversation.
Tu es présent dans mon travail, dans mes réflexions, dans mes contemplations depuis si longtemps. J’aime ton élasticité, ta malléabilité. J’aime tellement comment tu me surprends si souvent.

Il faut quand même que je t’avoue que tu n’as pas été mon premier choix.
Désolée de te le dire aussi brutalement, mais c’est la vérité. (Je n’en ai pas moins de respect pour toi…)

J’ai d’abord pensé écrire à Yves Simon pour lui parler de son livre Océans. Le livre de mon adolescence que j’ai retrouvé en rangeant mes étagères durant le confinement. J’aurais aimé lui dire combien ce livre m’a été précieux. Comment il m’a donné envie. Envie de vivre pleinement. Envie d’écrire. D’accepter les émotions que me traversaient et leurs complexités. Envie de voyager, de découvrir. D’être une amoureuse. D’aimer.
De comment j’ai été surprise de découvrir, en le feuillant, d’émouvants petits soubresauts d’adolescence s’échapper des pages…

Puis j’ai eu envie d’écrire à ma mère. C’est son anniversaire aujourd’hui et elle le passe loin de nous dans un EHPAD du fin fond d’une zone rouge vif, protégée de la réalité du moment, par un rapport à toi tout particulier. J’aurais voulu lui dire que j’ai appris depuis deux ans maintenant à apprécier la poésie du rapport à la temporalité qui l’habite, que j’aime la savoir à la fois enfant, femme et vieillarde, que j’aime la vitesse à laquelle cela change en pleine conversation et que j’adore quand elle me raconte n’importe quoi et qu’on en rit ensemble. La liberté des mots. La joie du mot pour un autre. Les trucs que l’on met dans les machins en buvant un café. Que j’aurais été curieuse de savoir quel âge elle fêtera aujourd’hui finalement.

J’ai eu, ensuite, une envie furieuse d’écrire à ma fille. Ma sauvage petite Oisillonne qui vibre, chante, danse et regarde avec tant précision le monde qui l’entoure. Nous aurions pu parler ensemble de comment ce virus n’épargne finalement pas tant que cela les enfants. De la peur qu’ils ressentent. Des océans de questions que tout cela soulève en elle. De son envie d’un monde équitable, d’un monde qui préserve la possibilité de la vie. Du plaisir du temps partagé malgré la situation. (J’en aurais profité pour vous glisser, très égoïstement la description de la couleur de ses cheveux qui m’émerveille chaque matin…)

J’ai pensé également prendre le temps d’échanger avec à mon arrière-grand-mère. Elle a quitté l’Espagne en bateau, encore toute enfant, pour se retrouver orpheline sur les rives d’Afrique du Nord suite à une épidémie de Choléra. Je voulais lui raconter comment l’épidémie de coronavirus est venue parler à la mémoire de mes cellules…
La question de la mémoire de l’eau m’émerveille à chaque fois. Le fait que chacune de nos cellules porte en elle l’histoire de plusieurs générations…

Et puis j’ai aussi eu envie d’écrire à mes fils, j’en ai deux… À mon compagnon… Mes amies qui sont loin… Celles qui sont proches… À moi enfant…

Mais tu vois, finalement dans toute ces conversations que j’ai entamées en secret, tous ces mots posés, tous ces possibles, c’est à chaque fois de toi que je parlais.
De comment tu t’immisces, tu te glisses l’air de rien, dans les interstices. De comment tu m’émeus. De comment tu cohabites, tu t’étires, te projettes ou te raccourcis. Toutes ces nuances de toi qui vivent ensemble à l’intérieur de nous… Alors, finalement c’est à toi que j’ai choisi d’écrire.
Je me dis que tu dois bien te marrer à nous regarder, stoppés net dans notre frénésie de vitesse, de commerce, de réussite et de pognon.
Je suis d’accord avec toi, une bonne majorité d’entre nous est allée bien trop loin.
Rien à faire de la nature, rien à faire du temps nécessaire à chaque chose, nécessaire au murissement. Rien à faire du sauvage. Rien à faire des vieux, des pauvres, des gros, de ceux qui triment, de ceux qui traversent les déserts et les océans. Rien à faire de rien en fait.

Même le milieu artistique n’est pas épargné. C’est toujours mieux d’être bankable. Il ne faut pas rater sa production. Avoir les bons partenaires. Au bon moment. Correspondre à l’air du temps. Ne pas être trop vieux. Pas trop jeune non plus. Rester présent sur les réseaux sociaux. Ne pas en faire trop, mais en faire tout de même suffisamment. Réinventer l’eau tiède régulièrement. Se sentir tellement proche, tellement touché, tellement ému… que cela en devient flippant. Quand est-ce que l’on prend le temps vraiment ? Le temps de voir grandir les enfants à qui l’on s’adresse. De connaitre le public ? Les partenaires avec qui nous créons ? Le temps des errances et des questionnements ? Des fausses routes ? Le temps des fêtes et de réjouissances ?

Nous marchions sur la tête depuis pas mal de temps, le sens des valeurs tout chamboulé, tout médiatisé. Nous voilà à présent “Hors le temps”. En suspension. En plein éboulement. Une chute digne d’Alice, les cheveux baladés dans tous les sens, au ralenti. Certains essaient de se raccrocher à quelque chose, d’agripper au passage un ou deux vieux trucs auquel ils tiennent furieusement… On voit poindre au loin tous les beaux discours de récupération… Deux ou trois casseroles qui trainent… Des papillons… Un courant d’air… Il y a ce qui redémarre et ce qui ne pourra pas reprendre. Il y a ce que nous en ferons. Ce que nous aurons la possibilité d’en faire. Ou pas. Ce que nous en ferons quand même, faut pas déconner !

Et pour finir, te dire, que j’aime l’espace ce que tu as ouvert en moi.
Toutes les strates qui cohabitent.
Que je réalise mal certains jours ce qui passe réellement.
Que je suis obligée de faire un effort. Que j’ai néanmoins conscience d’être privilégiée. En bonne santé. Avec ceux que j’aime. Dans un appartement pas trop exigu.
Que j’en ai de la gratitude.
Voilà, je vais aller jouer avec ma fille, appeler ma mère pour son anniversaire, voir quel âge elle a finalement aujourd’hui.
Rêver. Essayer de ne pas trop travailler. Mais continuer à créer. Me promener.
Boire un thé, ou un café peut-être ? Je ne sais pas encore…

J’ai été ravie d’avoir la possibilité te parler,

Belle continuation à toi,

Affectueusement.

Céline Schnepf

Newsletter