Audrey DERO est une comédienne belge, créatrice de spectacles visuels.
Elle aime travailler à destination des enfants, en jauges intimes, dans des lieux pas forcément théâtraux (bibliothèques, espaces urbains, …).
Audrey a rencontré Nova Villa et le festival Méli’môme lors d’un stage dédié à l’art et la petite enfance, organisé à Reims en lien avec l’OFQJ, l’Office franco-québécois pour la jeunesse.

 

Chers Poka et Mine,

Vous êtes arrivés, comme ça, sans crier gare, sans que ce soit prévu, planifié, à l’ordre du jour.
C’était le mercredi 22 avril.
En plein confinement.
Bam, d’un coup.
Vous êtes nos petits chatons du confinement.

Des chatons, ce n’était pas du tout prévu.
Des chats ? Jamais de la vie ! Je ne suis pas souvent à la maison, j’ai peur qu’ils fassent pipi partout, que ça “sente le chat”, qu’ils griffent tout.
Mais voilà… virus oblige, rien ne s’est passé comme prévu, planifié, à l’ordre du jour.
Tout a basculé.
Tout a tremblé.
Tout a vacillé.
Tout a puzzlé.
Tout a chamboulé.
Tout a émotionné.
D’un coup, dans ce chaos, dans ce vertige nouveau, tout était possible.
Les pires scénarios envisagés étaient possibles.
Mais les plus beaux aussi.
Tout était ré-envisageable. Prêt à être remis en question.
Comme si ce virus et ses conséquences venaient fracasser préjugés, a priori, certitudes, vérités indétrônables.
D’un coup, on ne pouvait plus me dire “Ce n’est pas possible” “C’est comme ça, et pas autrement”.
D’un coup, je ne pouvais plus l’entendre. Cette réponse si souvent assénée comme un prétexte, un bouclier, une réponse facile.
D’un coup, il était permis de rêver. À une autre réalité, à une autre manière d’envisager les choses.
Poka et Mine, c’est dans ce contexte que vous êtes arrivés.
Vous n’avez rien demandé.
Vous étiez soudain là, nés dans un abri de jardin, d’une maman chat sauvage.
Pas moyen de commencer à remuer ciel et terre pour trouver une famille d’adoption.
Alors, on a craqué.
On a ouvert nos cœurs, notre petit jardin et nos quatre murs pour vous accueillir, petits frères chats joueurs de 6 semaines.
Depuis 4 semaines, vous partagez nos vies.

C’est un temps très particulier que nous partageons, vous et moi.
Je ne parle pas le langage chat, alors on cherche ensemble.
Coupés des autres humains et des autres chats.
Privés de pouvoir serrer ceux qu’on aime contre nos cœurs.
De pouvoir consoler. Embrasser.
Vous, vous êtes là. Dans une proximité que je ne peux plus partager avec quiconque.

Oui, c’est un temps particulier.

Poka et Mine, depuis 2 semaines, j’ai une boule dans le ventre.
Je ne dors pas beaucoup.
Je n’arrive plus trop à trouver les mots.
C’est comme si ce tsunami d’émotions, de pensées, de colère, d’espoirs, de joie, de tristesse, d’injustice, de peur… traversé durant ce confinement n’arrivait plus à trouver de chemin en moi.
Comme si l’approche de l’Après se faisait sentir et m’effrayait.
Oui, l’Après confinement me fait peur :
Est-ce que quelque chose va fondamentalement changer ?
Trouverons-nous le courage ?
Comment envisagerons-nous le futur ?
Allons-nous oublier le plus vite possible ? Faire comme si tout était “normal” ?
Comment rentrer dans la vie d’après confinement ? Comment tirer des leçons ou pas ?
Arriverons-nous à être bienveillant et doux ? À élever nos cœurs ? À nous battre pour ce que nous jugeons juste ?
À titre personnel et à petite échelle, comment ne pas retomber dans des rythmes de vie ou de travail qui vont à contresens de mes désirs profonds.
Être confrontée à cette réalité économique effrénée et vouloir rattraper le temps perdu (qui par définition n’est pas rattrapable…).
Retomber dans la devise “Ce n’est pas possible” et perdre cette belle flexibilité.
Cette période particulière m’a juste donné envie de ne pas retourner à la normale.
De questionner la notion de normalité et d’anormalité.
D’ouvrir mon cœur.

Et vous êtes arrivés. D’un coup.
Dans ces montagnes russes de sentiments, de réflexions, dans cette boule de mots qui danse dans mon ventre.
Vous étiez là, deux petits être vivants, sans a priori.

Vous savez pourquoi on vous a appelés Poka et Mine ?
Poka et mine sont les personnages d’une série de livres pour enfants de Kitty Crowther. Ce sont de petits insectes ailés d’espèce et de sexe indéterminés, qu’on retrouve dans diverses situations (au cinéma, au musée, au club de foot…). J’adore ces livres. J’adore Kitty Crowhter.
Les livres m’ont accompagnée pendant le confinement : des histoires pour consoler, pour rire, pour caresser, pour frissonner, pour dormir, pour tomber amoureux, pour douter, pour réchauffer. Et les noms Poka et Mine sont devenus une évidence.

Oui, j’ai peur pour les semaines, les mois à venir.
Mais je sens aussi vos deux petits cœurs qui battent, qui me rappellent à quel point on est En Vie.
À quel point, tout est fragile. Mais si beau, précisément, dans cette fragilité.
Et je veux enlacer cette boule au ventre, caresser cette peur, avec bienveillance et douceur.
Pour me rappeler qu’être vivant, c’est tout ça : avoir peur, rire, pleurer, ne pas trouver toujours les mots, se battre, espérer. Ce tsunami-là.
Pour me rappeler que je ne veux pas faire comme si tout était normal.
Pour me rappeler qu’il y aura toujours une histoire pour réconforter, consoler.

Caresse d’Audrey à Chats, sans corona.

Audrey Dero

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