Valérie CHARLES, je suis spectatrice et mère de spectateurs de Méli’môme, festival cher à mon cœur. Des souvenirs forts et ancrés dans notre intimité familiale sont liés à certains de ces spectacles.
J’ai été institutrice durant 15 ans et je travaille aujourd’hui avec mon mari vigneron. Nous vivons dans le vignoble de la Montagne de Reims.

 

Lettre… au Temps

Le temps d’une lettre. Une lettre à qui ? à quoi ?

Une lettre à toi, le Temps, mon Temps, qui dessine les contours de ma vie avec une élasticité impressionnante. Temps limité, Temps retrouvé, Temps qui file, Temps qui s’arrête, tout est possible avec Toi. Une heure peut me sembler trois jours sombres, et le lendemain, m’échapper en un battement de cils.

Élastique, oui, mais pour moi, pas tant que ça…

Car je suis de ceux qui vivent dans un Temps pressé. Un Temps qui court, ou plutôt qui me fait courir. Je cours après Toi en permanence, me creusant la tête, quand le Temps le permet évidemment, pour comprendre comment font ceux qui ont un Temps ralenti, tellement ralenti qu’ils peuvent t’attraper, on dit qu’ils prennent leur Temps, et quand ils t’ont bien en main, et bien ils te tuent les veinards. Ceux-là, parfois je les hais, parce qu’ils ne partagent pas leur secret. Car j’aimerais, oui, souvent, j’aimerais pouvoir tuer le Temps.

Est-ce que finalement nous avons le Temps que l’on mérite ? Est-ce qu’il suffit de décider ce qu’on veut en faire ? Oui, probablement. Doux et docile, facile à maîtriser, ou effréné, qui nous presse, jusqu’à la dernière goutte d’humeur amère. C’est forcément de ma faute si j’échoue à jouir de Toi comme je voudrais, puisqu’au départ, nous disposons tous du même crédit n’est-ce pas ? Vingt-quatre fois soixante minutes par journée. C’est ce qu’on appelle le Temps imparti.

Mauvaise gestionnaire, en un rien de Temps, je remplis toutes les unités mesurables de ce Temps donné, et hop, ça déborde ! Incapable de sauver la moindre minute pour la regarder passer (c’est pourtant joli une minute qui passe, inutile et simple, lente) je me lamente, essorée sur mon compte personnel de Temps, toujours à découvert ! tout le Temps !!

Je n’ai pas le Temps. Je le ferai demain. J’irai demain.

Et puis voilà qu’un jour….

Un minuscule machin du monde vivant, se met à faire du tourisme. Un virus.

Passant son Temps de vie habituel de virus d’un animal sauvage à un autre, il a été invité avec insistance par les spécialistes du chaos destructeur, les humains, à venir faire un tour dans notre dimension civilisée. Mais si les bêtes ne connaissent du Temps que sa dimension présente, et ne sont donc affectées par monsieur Virus que d’une façon binaire (vie/mort), nous les civilisés, nous ne nous attendions pas à voir tooouuuutes nos dimensions complexes de la civilisation, ébranlées par ce profiteur sans vergogne. Car ce mode binaire vie/mort, chez nous, n’a plus cours depuis longtemps. Nous, on a tout organisé. Avec le travail, et l’argent. C’est super ! Mais attention, ça se gère : retarder la mort, allonger la vie, la gagner aussi, en gagnant le plus de Temps possible. Car le Temps c’est de l’argent. En Temps ordinaire, on n’y pense pas trop, on se laisse faire, mais là, depuis ce jour du Grand Bouleversement, le Temps est devenu complètement différent. Même nos grands chefs du Temps c’est de l’Argent disent des choses du genre : « aussi vite que possible, mais aussi lentement que nécessaire », de quoi en perdre son rapport au Temps !

Bref, ce que je voulais te dire, O Toi, Temps de ma vie, c’est que depuis le jour 1 du Grand Bouleversement, je t’ai retrouvé, souple et vivant, bienveillant. Je Te prends, Te savoure, Te chouchoute, T’utilise pour marcher le nez en l’air à tenter de capter les tressaillements de la nature ou lire des heures durant en pleine journée, je T’épargne. Je ne me rue plus dans la lessiveuse abrutissante du Temps de nos journées dès sept heures, et ça, c’est délicieux.

Je sais c’est moche, des gens souffrent, meurent, d’autres sont ahuris de fatigue car ils passent tout leur Temps à essayer de les soulager, de les sauver et moi je marche le nez au vent.

En rêvant à mes enfants, et leurs enfants, me disant que peut-être ils auront appris à ne pas se laisser déposséder de Leur Temps.

Valérie Charles

 

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