Sophie MARINOPOULOS est psychologue et psychanalyste, spécialisée dans les questions de l’enfance et de la famille.
Elle a écrit de nombreux ouvrages.
En 1999 à NANTES, elle a créé “Les Pâtes au beurre”, lieu d’accueil collectif des familles.
En 2009, avec son mari, ils ont fondé les Éditions “Les Liens qui Libèrent”.
En 2019, elle rend son rapport ministériel :
“Une stratégie nationale pour la santé culturelle. Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à 3 ans dans le lien à son parent”.

 

Chers bébés, à vous tous qui chaque jour m’enseignez un peu plus sur notre condition humaine, je voulais par cette lettre vous remercier une fois encore pour votre patience, votre tolérance et votre profonde générosité face à l’adulte que je suis.

Ferenczi en 1920 se désolait de l’oubli que nous avions de notre enfance, car disait-il, cela nous rendait sourds à votre compréhension. Il est vrai que nous en sommes bien peu responsables, l‘amnésie faisant son œuvre. Pour autant tels des jardiniers nous pouvons cultiver l’art de rester relier à ce temps de la vie, à cette construction de nos êtres. Je m’y attèle tous les jours avec vous quand vos parents inquiets, me demandent mon avis. C’est dans ces conversations privées que j’ai pu au fil des ans, des décennies, retrouver le chemin de cette part oubliée. Une chance offerte, et, qui me permet de réaliser que nous nous épaulons et grandissons ensemble. Il y a tant de façons de grandir : en courage, en force, en tolérance, en humilité…

Quand j’évoque que je suis psychanalyste de tout-petits, c’est toujours la même stupéfaction “mais comment vous pouvez être psychanalyste de bébés. Je ne vois vraiment pas ce que vous pouvez faire avec eux”. Lorsque j’ose énoncer presque gênée “je parle” je sens que mon interlocuteur perd patience.

Et pourtant vous êtes si bavards avec votre corps, votre regard, vos mouvements. Vous êtes si pertinents dans la compréhension de votre environnement. La finesse de vos analyses ne cesse de me surprendre. “Tout est langage” disait Françoise Dolto s’attirant les foudres de tous ceux qui ne prennent pas le temps d’écouter. Mais je mesure à vos côtés à quel point son message simple peut contenir toute une politique de la complexité. Trois mots pour une immensité de sens. Une reconnaissance que votre pensée s’inscrit dans des liens d’interdépendance qui fondent votre croissance et appellent au courage pour grandir.

Notre modernité a perdu cette forme de pensée – et de courage – ignorant que cela peut nous mener à notre perte. En effet un glissement s’est opéré et si nous nous concentrons uniquement sur votre condition de bébé, vous êtes directement concernés et touchés quand nous oublions que vous vous nourrissez autant de lait que de signifiants, d’imaginaire, d’intersubjectivité, de récits. Quand nous répondons en lieu et place de votre appétence par une logique sécuritaire et hygiéniste. Ça vous touche mais pas seulement. Cela porte aussi préjudice à notre monde, notre planète, nos sociétés, nos démocraties. L’occasion de dire que pour changer de politique il faut pouvoir porter notre attention sur de l’essentiel. Et si vous étiez cet essentiel ? Certes ce que cela exige de nous aujourd’hui est assez vertigineux.

Alors oui cela nous mène loin, très loin car étrangement vos besoins de bons soins pris dans cette complexité du vivant, ont du sens pour l’ensemble de notre monde. Petitesse et grandeur, vulnérabilité et force, peur et courage sont autant de contrastes qui marquent votre croissance mais qui devraient aussi accompagner toute forme de “grandir”. Quand on l’oublie, on vous oublie.

Grandir est sérieux, c’est un chantier qui demande une équipe attentive et où chacun a un rôle à jouer. Dans ce travail à plein temps il y a la simplicité de votre joie face aux petits gestes qui vous sont adressés, votre écoute face aux mots interprétant vos émotions, votre fierté quand on vous regarde regarder, votre émerveillement quand on anime votre quotidien de culture du sensible tel un bon lait bien nourrissant.

J’essaye de défendre votre cause, donc notre cause. Je l’ai encore fait récemment lors d’une mission pour le ministère de la Culture en proposant de nouveaux mots pour capter l’attention de nos politiques hyperactifs pris dans une logique d’efficacité, de rendement, de compétition et de maitrise. En opposant une notion de Santé Culturelle à celle d’une santé devenue neuroscientifique, j’ai voulu nous recentrer sur votre enseignement si précieux : comment on nait à la vie psychique. Comment vous êtes en attente de rencontres qui vous constituent. Comment votre identité de Sujet relationnel ne peut pas se passer de l’autre. Une condition native néoténique certes, puisqu’un bébé tout seul ça n’existe pas. Mais un bébé à qui on ne s’adresse pas, ça ne grandit pas. Vous aussi à l’image des adultes avez besoin de cultures, de langages qui ne tiennent pas seulement dans les mots prononcés. Vous aussi aimez l’opéra, les musées, l’ambiance feutré des bibliothèques, les bruits des feuilles dans les arbres, le ruissellement de l’eau et sa musicalité, le chant des oiseaux, la terre à saisir et malaxer sans se préoccuper de se salir.

Les artistes heureusement ont gardé cette capacité à dialoguer avec vous et ils sont nombreux à créer pour vous, prenant appui sur des récits protéiformes faits de musique, de danse, de théâtre, de marionnettes, d’arts plastiques et tant d’autres supports. Mais ils se battent pour faire valoir vos besoins et obtenir qu’on vous reconnaisse votre statut de citoyen pensant, de Sujet culturel éveillé et en appétence pour grandir.

À l’heure où je vous écris nous sommes confinés. Un virus vient de nous attaquer et nous avons dû nous retrancher chez nous pour que celui qu’on appelle le COVID 19 ne nous anéantisse pas. Nous avons été touchés en plein vol nous obligeant à une transformation majeure dans nos vies. Il a fallu rompre avec nos habitudes, notre rythme, nos manières de travailler, de nous cultiver. Pour beaucoup il y a eu de la souffrance, des peurs, de la stupéfaction, des sentiments de perte, parfois d’effroi. Le choc passé, chaque foyer a essayé de s’adapter avec plus ou moins de bonheur, à ce temps confiné.

Prochainement nous allons être déconfinés et cette nouvelle étape ne nous laisse pas sans inquiétude. Les mesures de déconfinement annoncées sont faites de règles sanitaires ayant pour objet d’éviter toute contamination et même si j’entends qu’il y a une grande prudence à avoir, je m’inquiète de celles qui vous concernent dans les lieux où vous êtes accueillis. En effet elles incluent de nombreuses privations et je crains que vous soyez au nom de votre protection, “malnutris culturellement”, délaissés dans votre appétence vitale.

Or vous qui avez absorbé l’inquiétude de vos ainés, vous avez besoin plus que jamais de cultures qui portent le vivant dans sa dimension matérielle et immatérielle, et extraire de cette épreuve, suffisamment de force pour grandir et devenir cette génération que nous attendons. Une génération 100% “culture du sensible” portée par la compréhension de l’interdépendance, des liens qui nous constituent. Une génération qui va prendre soin de notre écosystème, tendre à tout acte de paix, porter avec fierté la mixité qui fonde une société, et inscrire le courage comme atout majeur que toute démocratie appelle.

Avec mon affection

Votre fidèle amie

Sophie Marinopoulos

 

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