Karin SERRES est autrice, metteuse en scène, décoratrice et traductrice de théâtre.
Elle a écrit une soixantaine de pièces de théâtre, souvent éditées, créées et traduites.
Elle écrit aussi des pièces radiophoniques, des romans, des albums, des chansons et des feuilletons.
Nova Villa lui a consacré un ITINÉRAIRE d’ARTISTE, le numéro 6.
Son texte “BAGARRE” sera accueilli à Méli’môme 2021.

 

Chère foule dans la pénombre,

Depuis trente-huit jours, tu ne peux plus te réunir dans nos lieux de spectacles. Est-ce que ça te manque ? Le théâtre n’est pas de première nécessité. La beauté, si, toutes les belles émotions personnelles et collectives, mais elles peuvent prendre tant de formes. Toi, tu me manques, en tout cas. Tu nous manques, à nous tous et toutes qui y travaillons. Pourquoi ? Parce que, sans toi en face de nous, notre travail collectif n’a pas de sens. Le spectacle vivant, c’est une chaîne de vivant.e.s dont toi, le dernier maillon, tu es le plus important : la raison d’être de nos professions, l’adresse de toutes nos créations. C’est toi, la foule dans la pénombre, à la rencontre de qui nous allons, chaque fois que nous jouons en temps réel, dans la plus grande promiscuité. C’est à dire : le contraire de ce à quoi cette épidémie et le confinement actuel nous contraignent. Depuis trente-huit jours, comme toutes les professions dont la proximité humaine en grand nombre est la clé, nous ne pouvons plus travailler : ni jouer pour toi, ni répéter entre nous, ni même préparer, chacun.e de notre côté, les éléments à assembler d’un projet futur, tant notre avenir commun est flou : sans toi, rien n’existe.

Par bel esprit de service public ou crainte de disparaître, le théâtre s’invente des formes éphémères moins riches en sensations et en émotions que les représentations vécues en direct. Je pratique le silence et l’immobilité, pour montrer notre impossibilité à travailler sans toi, pour crier notre attente commune du jour où nous pourrons enfin te retrouver face à face, nombreuse, sans crainte pour nos santés. Depuis le début du confinement dont je respecte absolument les raisons, le quotidien des artistes, des technicien.ne.s, des compagnies et des lieux est devenu un casse-tête angoissant, loin de toute créativité. Partout dans le monde, en ce moment, le principe même du spectacle vivant est suspendu dans le vide.

Ce confinement finira par prendre fin, chacun.e sortira de chez soi, nous nous remettrons au travail mais pour nous, tant que nos salles resteront fermées au public, tant que tu ne pourras pas y revenir, toi, ce travail d’équipe n’aura aucun sens. Quand sera-t-il à nouveau possible de réunir des humain.e.s en grand nombre, sans risque, pour partager des émotions scéniques ? En auras-tu l’envie ou les moyens, alors ? Quand te retrouverons-nous, foule dans la pénombre ? Ce jour-là, que restera-t-il de nous, de notre fragile diversité artistique ? Et toi, qu’attendras-tu du spectacle vivant ? Comment ton imaginaire, celui de tes jeunes, de tes enfants, se sera-t-il modifié ? Quelle nouvelle relation saurons-nous créer, intense et populaire ? Quelles nouvelles formes ? Quand retrouverons-nous notre dialogue unique plein de puissance, de grâce et d’humanité, et tes applaudissements qui feront écho aux crépitements collectifs qu’on envoie, chaque soir, dans le ciel plein d’oiseaux, vers toutes celles et tous ceux qui vouent leur savoir et leur énergie à assurer nos besoins de base, à sauver nos vies ?

Prends soin de toi et des autres, chère foule dans la pénombre, et à bientôt, j’espère

Karin Serres

 

Newsletter