La dernière lettre est écrite par Joël SIMON, directeur de Nova Villa.
L’équipe de Nova Villa a vécu avec une grande tristesse l’annulation du festival Méli’môme.
Le lien tissé avec le public, les artistes, les auteurs avec ces lettres a été très précieux.
L’idée des lettres, inspirée de France Inter, a donné très envie à l’équipe de solliciter Joël pour une dernière lettre. Il a accepté…“Cette lettre est à l’image de Joël, généreuse, pleine d’humanité, de références, de partage…”
Charlotte, Valérie, Vanessa

Chère VICTOIRE,

Au début du confinement je ne te connaissais pas.

Méli’môme vient d’être annulé et je suis comme sidéré et profondément triste, en fait je ne mesure pas que cette année je ne rencontrerai ni les artistes, ni le public.
Je ne ressentirai pas “ces” frissons quand artistes et spectateurs sont ensemble, en communion, en partage d’émotion, à la fin d’un spectacle.

Avec l’équipe de Nova Villa et les artistes, nous ne referons pas “le monde”, ni à nos célèbres “conférences de presse”, ni dans la brasserie du Boulingrin, les soirs de festival.
J’apprends aussi très tôt que les ÉTONNANTS VOYAGEURS à ST MALO et le Festival du journalisme à COUTHURES-SUR-GARONNE sont annulés eux aussi.
Le “coup de grâce”, tant je suis un inconditionnel de ces 2 évènements, tant ces 2 rendez-vous sont des temps où la pensée circule, j’aime cela.

Je ne sais pas quand j’ai commencé à applaudir les soignants à 20 heures.
Dans ma rue personne pour ce rendez-vous, alors je me suis rapproché de l’immeuble tout à côté.
Au début nous étions trois, au premier étage sur la droite un couple, au quatrième sur la gauche une maman avec son bébé.
Nous sommes restés un moment ces trois entités à nous donner rendez-vous le soir.
Un jour nous avons échangé nos portables, en guise de lien entre nous.
J’ai appris ton prénom, toi le bébé du quatrième : VICTOIRE.
Et ton âge, 15 mois.
Le soir même, ta maman a reçu un message où je lui parle de “LETTRES D’AMOUR DE 0 À 10”, le livre de Susie MORGENSTERN, le spectacle de Christian DUCHANGE.
Tout d’un coup, TOI avec tes 15 mois, TOI avec ton prénom, tu me renvoies à Méli’môme, à tous ces enfants que j’aurais dû rencontrer et croiser au festival.
Quel hasard !
VICTOIRE, ton prénom est pour moi comme un symbole d’espoir et d’avenir, tu représentes tous ces bébés qui cette année n’ont pas découvert leur premier spectacle.

“LETTRES d’AMOUR de 0 à 10” est le premier spectacle MOLIÈRE “Jeune Public” en 2005.
Une référence et un repère dans l’histoire du théâtre “jeune public” et dans l’histoire de Méli’môme.
Nous n’étions que trois lieux à l’avoir programmé cette année-là, il sera joué près de 900 fois par la suite.
Ce spectacle je l’ai découvert à BESANÇON, je l’ai vu 5, 6, 7 fois, peut-être plus.
C’est l’un de mes spectacles préférés, l’un de ceux qui m’ont marqué.
Anne CUISENIER en VICTOIRE était lumineuse, un tourbillon de vie débordante d’enthousiasme autour d’elle, un sacré caractère toujours volontaire, de ces personnages toujours très positifs qui renversent des montagnes.
Cette Victoire pleine d’énergie, rebooste Ernest, 10 ans, “10 ans de vide sans ses parents, 10 ans d’ennui, sa vie avec sa grand-mère”. Un ERNEST interprété par Bernard DAISEY, génial lui aussi…
Cette Victoire du spectacle elle m’a énormément marqué tant elle insuffle la vie.
Oui beaucoup marqué.

TOI du haut de ton balcon, avec ton prénom, tu me ramènes à Méli’môme, à mon travail, tu me remets au cœur de ce pourquoi je milite depuis de nombreuses années, tu me retransmets cette force qui habitait cette Victoire.
Cette lettre, c’est devenu une évidence, c’est à toi que je devais l’écrire, toi que je ne connaissais pas.
Au fil des jours de ce confinement, je t’ai vue applaudir avec ta maman, et puis un jour tu as marché, signe que la vie est toujours là.
En regardant vers chez toi, au quatrième je vois ce ciel tout bleu, d’un bleu océan, d’un bleu limpide.

Sais-tu que depuis que mon père est décédé, je le regarde souvent ce ciel du côté de ton appartement, surtout aux beaux jours du printemps et de l’été, le samedi matin le ciel est lacéré de trainées blanches, les avions circulent.
Ce bleu du ciel a fait écho, en plein confinement, à la UNE de Libération “ÉMOI BLEU”.
ÉMOI BLEU pour saluer le décès de CHRISTOPHE, le chanteur.

L’émoi aussi de ce samedi matin où par texto, j’apprends la mort d’Alain LESCOUËT, le maire de ST BRICE COURCELLES.
“PAS LUI” !!, non pas lui … !! Je suis choqué.
Là tout d’un coup la grande tristesse s’accompagne d’une grande peur, le virus est là dans nos murs.
L’émoi devient de l’effroi.
Tu ne peux que repenser à tous ces morts que les médias annoncent, tous ces gens morts dans une profonde solitude.
Tu penses aux familles, aux angoisses, aux peines, à la souffrance de la perte, au deuil qu’elles ne peuvent pas commencer, faute de voir le défunt.

Alain tu as été enterré dans la plus stricte intimité. Aucun hommage officiel ne te sera rendu.
Méli’môme te doit beaucoup, je te redis MERCI, me jurant d’aller te saluer là où tu es, quand tout cela sera terminé.
Notre Assemblée générale, prévue 3 jours après le confinement, a été annulée, plus jamais tu n’y participeras.

Le virus est là, le lundi tu apprends l’hospitalisation d’un proche.
Tu sais que sa famille est comme dans “un goulet d’étranglement”.
Très tard un soir tu reçois un email “J’ai peur”.
Toi tu vas dormir avec cette question : “Qu’en sera-t-il demain matin ?”.
Tu sais que cette famille est dans la tempête et l’orage, la peur s’installe.
La tempête se calmera…

La disparition de Luis SEPÚLVADA, mort du covid-19, me ramène à ses livres et au CHILI, pays que je rêve de visiter, pays qui m’a bouleversé par son histoire, le jour où ALLENDE a été renversé.

Tous les soir à 20 heures pour saluer les soignants, je retrouve ta maman, parfois tu es là toi VICTOIRE.
Ta présence est symbole d’espoir en la vie.
Au fil des semaines nous sommes un peu plus à saluer tous ces soignants, hommes et femmes, dévoués pour sauver la vie des malades du COVID 19.

Le matin du déconfinement dans ma boite aux lettres un mot de remerciement d’une soignante qui habite le quartier.
C’était important ce rendez-vous de 20 heures.

Le bleu du ciel me ramène à mon père.
Dans la vie, quand tu es plus jeune tu as des mots qui n’ont aucun sens pour toi, et un jour ils appartiennent à ton quotidien, EHPAD est l’un de ceux-là.
Les EHPAD, ce nom est revenu en boucle dans les bulletins d’information, tant le virus a fauché plein de gens y résidant.
EHPAD, ce nom m’est devenu familier quand mon papa l’a fréquenté pendant plus de 2 ans à QUESTEMBERT en BRETAGNE.
Je n’avais jamais mis les pieds avant, dans un tel établissement.
Bien sûr que j’ai beaucoup pensé à lui, d’autant plus qu’un jour au téléphone ma nièce CAROLINE m’a dit “Imagine si Papy était encore en EHPAD, nous serions très inquiets…”

Dans cette période de confinement tu penses à ce que tu n’as pas le temps de faire habituellement.
Écrire un livre sur mon Père c’est l’un de mes souhaits depuis son décès voici 3 ans.
Je suis habité et imprégné par ce livre que j’ai commencé de multiples fois dans ma tête.
Quand je me rends au CELLIER pour le travail, dans une rue, non loin du Boulingrin, sur le mur d’une maison il y a un TAG bleu “Avenue de LÉON”.
Combien de fois j’ai commencé à t’écrire à toi LÉON, mon père, là dans cette rue.
Pour te rendre hommage, toi qui appartiens à cette génération à l’enfance “bousillée” par la pauvreté en Bretagne, et l’entre-deux-guerres. Mon Père c’est un “premier de corvée”, placé à 10 ans dans une ferme, retiré de sa famille.
Un jour avec maman, vous êtes devenus gérants de l’Économique de RENNES, succursale 169, toute votre vie vous serez épiciers, de cette période avant les supermarchés, toute votre vie vous serez au service des gens.
Cet hommage pour dénoncer un mépris de classe pour un homme “premier de corvée” et l’inconvenance d’une de mes sœurs et de sa famille qui n’a pas daigné assister à ton enterrement.

Quelques semaines après ta mort j’ai lu “L’HOMME DES BOIS”, le très beau livre de Pierric BAILLY.
Il le consacre à son père, mort dans une forêt du JURA. Un homme simple, modeste, sociable qui aimait aider et partager, un homme que j’aurais eu envie de connaitre, le décrivant tel qu’il était, loin d’être un héros.
Ce livre m’a touché, j’aurais aimé l’écrire tellement il me renvoyait à mon père.
“Un texte bref, une merveille de justesse, de loyauté et de rugueuse tendresse, celle d’une génération” a écrit un critique.

Dans les lettres reçues à NOVA VILLA, Soukaïna SKALLI rend hommage à son père, venu du MAROC en FRANCE pour subvenir à sa famille.
Dans notre échange, je lui ai demandé “as-tu imaginé ce que serait la vie de ton père s’il était à ta place aujourd’hui ?”
Elle m’a répondu “il aurait suivi des études et fait du théâtre…”
Le mien aussi aurait suivi des études.

J’ai connu l’EHPAD avec toi, deux ans à QUESTEMBERT. J’ai toujours été frappé de la bienveillance du personnel à ton égard, à votre égard.
À la fin de ta vie, nous avons passé beaucoup de temps avec toi lors de nos venues en BRETAGNE.
À la fin de ta vie nous regardions les oiseaux dans les arbres et les avions dans le ciel.

Lorsqu’il fait un beau ciel bleu au-dessus de chez toi, chère VICTOIRE, sache que les traces blanches dans le ciel me ramènent systématiquement à mon Père. Comme un clin d’œil de sa part.

Un jour du confinement sur FRANCE INTER une question : “quels sont les livres qui vous ont touché dans votre vie ?”.
J’avais trouvé voici trois ans dans une librairie à QUIMPER, le livre de Oriana FALLACCI “UN HOMME”.
L’un des livres qui m’a le plus marqué avec “LA PLACE” d’Annie ERNAUX.
Deux livres que j’ai beaucoup offerts, 2 livres que j’ai beaucoup incité à acheter ou à offrir.
Je me suis replongé dans ce livre acheté voici 40 ans.

Autre hasard.
J’ai redécouvert et je l’avais oublié que Oriana FALLACCI était une grande reporter de guerre, le Vietnam, le Moyen-Orient, l’Amérique latine, le Liban… des articles dans les plus grands journaux du monde dont le New York Times.
Reporter de guerre comme REBECCA, le personnage principal de “SHELL SHOCK”, ce spectacle qui n’a pu être programmé à Méli’môme.
Depuis deux ans j’ai accompagné avec intérêt, passion et plaisir, tout le travail de recherches d’Annabelle SERGENT et de Magali MOUGEL, recherches qui ont donné naissance à un texte magnifique de Magali.
Avec elles, j’ai découvert BAYEUX et son festival extraordinaire des reporters de guerre.
C’est là que j’ai vu en octobre dernier le film “POUR SAMA”, une soirée où j’ai pleuré.
C’est là où j’ai assisté à une soirée de trois heures sur le YÉMEN et que j’ai mieux compris ce conflit.

Et là pendant ce confinement, me voilà ramené avec ce livre à la couverture rouge à la programmation de Méli’môme 2020.
Un hasard qui n’en est pas un !!
J’ai commencé à le lire à nouveau, 671 pages !
Aura-t-il autant de force et d’impact qu’il en a eu sur moi à sa sortie ?

Je ne sais pas comment Oriana FALLACI aurait couvert cette pandémie en Italie.
Je profite de cette lettre pour glisser un mot sur Alban MIKOCZY, ce journaliste correspondant de France Télévision à ROME.
Chaque midi, chaque soir, il a rendu compte de la situation en ITALIE, avec respect et sobriété, bienveillance et humanité. Il était là en permanence.
Un journaliste comme je les apprécie…

Toi VICTOIRE tu étais là sur ton balcon comme l’espoir.
Je ne dois pas oublier ce pour quoi je me “bats” depuis plus de 30 ans.
Chaque enfant doit être nourri de beauté, de culture, d’imaginaire, d’ouverture aux autres, de rencontres avec les œuvres. Au théâtre. Aux musées. Dans les livres…

Tu étais là comme un rappel.

La lettre écrite par Sophie MARINOPOULOS, je l’ai reçue comme un très beau cadeau, comme le fait que plus que jamais il fallait se battre pour ce droit à la nourriture de l’imaginaire pour chaque enfant, ce qu’elle appelle “la santé culturelle”, un concept que je partage.

J’ai demandé à Valérie de Nova Villa, de t’envoyer une invitation pour toi et tes parents pour le week-end “bébés” d’octobre au CELLIER, tes deux premiers spectacles.
Pour te remercier d’être là chaque soir avec la force de ton prénom.
Je me suis promis de t’offrir un livre dédicacé de Jeanne ASHBÉ, comme un souvenir de ce temps où à 20 heures…
Tu sais offrir des livres dédicacés, c’est important, très important comme un double signe d’amour, pour la personne et pour le livre.
Et à tout âge. Comme je le fais pour mes deux enfants, Bertille et Clément, et pour ma femme, Brigitte.

Je ne te connaissais pas avant le confinement.
Dix jours après le déconfinement j’ai invité “nos rendez-vous” de 20 heures à boire un verre dans mon jardin.
Je t’ai rencontrée, toute belle, toute potelée, pleine de vie avec tes yeux bleus, respirant le bonheur, avec tes parents aimants et bienveillants à ton égard.
Ta maman m’a appris que tu étais une victoire de la vie.

Tu vois j’ai bien fait de te rencontrer, tu insuffles de la vie chère VICTOIRE.
Sois-en remerciée.

Longue vie à toi.
Je t’embrasse.

Joël Simon

Newsletter