Fred POUGEARD, né à Guéret en 1974, est conteur.
Le festival Méli’môme a régulièrement accompagné son travail.
Il dirige la compagnie l’Allégresse du Pourpre, basée à Reims.
Son premier livre “Via Ferrata, poèmes ou journal épars” paraîtra en février 2021 aux éditions Thierry Marchaisse.

 

Paris le 14 mai 2020

Chère toi, cher toi,

Je n’avais pas prévu de t’écrire. Je n’y avais même pas pensé. Lorsque Joël Simon, le directeur du festival Méli’môme, m’a invité à ma table de travail, je me suis demandé ce que j’allais pouvoir te raconter. Pendant ces semaines d’épidémie, qui deviennent des mois, reclus dans trente mètres carrés, j’ai pu observer, oui, le figuier de la cour bourgeonner, ses feuilles s’épanouir, et le son mat qu’ont pu produire sur elles les pluies d’orages de début mai. Toutes choses extrêmement lentes ou au contraire plus fugitives qui m’ont fait du bien. Mais tu n’as peut-être pas cette chance d’avoir un figuier dans ta cour, ni rien qui pousse et offre de la lenteur, de l’ombre et de la paix. Alors, je vais te parler de deux baumes plus abstraits qui m’aident à passer cette période que je trouve triste, triste par les morts fauchés par le virus, par ceux que ces morts plongent dans le noir, triste par toutes les étreintes perdues, triste pour ceux qui risquent de perdre les moyens de subvenir à leurs besoins. Deux baumes, deux graines, pas celles d’un figuier dans la cour ; deux graines pour faire un peu de paix et de joie à l’intérieur de soi.

Chaque soir, j’appelle ma maman. Elle vit dans la Creuse. Je prends de ses nouvelles. Elle habite depuis quarante-six ans dans une petite zone pavillonnaire de pleine campagne. Le paysage est beau mais je veux plutôt te parler de ses voisins. Au téléphone, elle me parle de Dédé qui vient de tondre sa pelouse, de Marie qui lui a apporté des fleurs, de Michel qui a débroussaillé “sous les sapins” etc. Ces gestes existaient avant l’épidémie : un sac de pommes posé sur le perron, une tarte devant la porte, en offrande à l’amitié simple. Ces gens-là ont presque tous acheté leur maison à la même époque ; leurs enfants ont grandi, joué ensemble, puis, presque simultanément, se sont égayés pour voler de leurs propres ailes. Ces voisins vieillissent côte à côte et, spontanément, ont développé ces solidarités horizontales qui forment une partie de ce que George Orwell (tu sais… “1984” ou “La Ferme des animaux”) a appelé the common decency que l’on peut traduire par décence commune, ou décence ordinaire. Pour Orwell, elle appartient plus spécifiquement aux “classes populaires” ou d’une manière plus générale à celles et ceux qui ne vivent pas dans une logique de lutte pour l’appropriation des pouvoirs de toutes sortes. Ces gens-là ne sont pas parfaits, il n’est pas de gens parfaits. “Être humain, écrivait d’ailleurs Orwell, signifie essentiellement que l’on ne recherche pas la perfection”. Mais ils me font penser à ceux que Jean-Paul Kauffmann, dans son livre “Remonter la Marne” a tendrement qualifié de conjurateurs : ceux écrit-il, qui, sans idéologie, conjurent à leur manière, modeste, l’esprit maléfique du temps, voué au fric. Le mépris social dont ils sont bien souvent l’objet, y compris dans “mon” milieu artistique, pas exempt bien sûr de médiocrité, m’a récemment blessé. Mais ce maigre feu qui subsiste ici et là, je le sais, ce maigre feu dont nous pouvons tous être témoins ou acteurs, dans ces temps difficiles, est pour moi balsamique.

Deuxième graine, et tu vas lire, rien à voir. Je veux te parler de quelqu’un qui m’accompagne presque chaque jour en ce sale temps. Je l’ai rencontré à onze ans, ébloui. Il s’appelle Ludwig van Beethoven, et on devait fêter son deux cent cinquantième anniversaire. Patatras, le virus est passé par là. Alors je l’ai fêté chez moi. Je ne serai pas long à te dire pourquoi.
Un jour, on a demandé à Saint-John Perse pourquoi il écrivait de la poésie, il a répondu simplement : “Pour vivre mieux”. Ludwig, lui, a écrit de la musique pour que l’on vive mieux. “Celui qui a compris une fois ma musique, celui-là pourra se rendre libre de toutes les misères où les autres se traînent”. Ludwig forçait peut-être un peu le trait, mais on ne va tout de même pas lui reprocher la foi avec laquelle il a fait ce qu’il avait à faire en ce bas-monde. Car lui l’esseulé, le cœur solitaire et blessé, le sourd enfermé dans sa surdité (la pire chose qui puisse arriver à un musicien) a écrit une musique qui cherche à dépasser ce qui afflige. Après l’Andante terrible de son quatrième Concerto pour piano, lutte entre un piano supplication et un orchestre roide comme l’indifférente fatalité, il a posé un Rondo vivace, dansant, bondissant. Après la douleur et l’introspection de l’Adagio sostenuto de sa sonate “Hammerklavier”, survient l’Allegro risoluto, triple fugue folle folle folle comme pour nous dire : allez, allez, malgré tout, il faut vivre !!!

Chandelle, on part.
Hop debout !
Et brûlons par
Les deux bouts.
(Norge)

Je t’embrasse.

Fred Pougeard

 

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