Ysiaka ANAM est romancière. Son premier roman Et ma langue se mit à danser a été publié en 2018. Son écriture interroge la question de la langue, le travail de la mémoire, et les migrations qui confisquent une partie de nos histoires.

 

Lettre à N.

En Mai il y a deux ans,
Je te rencontrais. Tu me donnais rendez-vous quelques jours après dans un bar où on n’a jamais pu s’asseoir. J’aurais dû me douter du coup fourré. Tu m’as plu cet après-midi là. Je ne savais pas qu’un an après on fêterait une bougie ensemble.

En Juin,
Tu m’as offert du chocolat pour mon anniversaire. Je ne savais pas encore qu’un an après je pèserais 6 kilos de plus, et que l’Amour, en tout cas tous les deux, ça ne nous fait pas grossir qu’à moitié. Un soir tu m’as dit que t’étais un peu trop fatigué pour qu’on se voie. J’ai eu peur que tu ne veuilles plus de moi. Tu m’as rassurée en venant me voir quelques jours après, et ramené du gingembre confit.

En Juillet,
Je t’ai dit « Je t’aime », cinq minutes après t’avoir fait entrer dans mon salon. On a passé trois magnifiques journées en Dordogne. T’as découvert ma terreur face au vertige, t’es resté attentif et délicat durant toute cette traversée au bord du gouffre. Une fois arrivés sur terre ferme, soulagée, je t’ai dit, «Tu sais, y’a des parties de moi qui sont probablement mortes sur le chemin ». Tu m’as répondu, « Je crois que ces parties-là de toi, ça me gênera pas du tout de plus avoir à les revoir ». J’ai compris que t’avais un humour à toute épreuve. J’ai rencontré ta « tribu » du boulot et vu qu’ils formaient une vraie famille pour toi. Je me suis dit que j’aimerais être acceptée par cette famille-là. En venant te coucher ce soir-là, tu m’as dit, un peu saoul, « Ils t’ont aimé. Et moi je crois que je peux plus me passer de toi ».

En Août,
On s’embarquait pour dix jours ensemble entre l’Auvergne et l’Hérault. On avait un peu peur que ça soit trop long. Je t’ai refait le coup du vertige au milieu d’une balade vers le Lac Pavin. T’as dû finir la randonnée tout seul et revenir me chercher en voiture parce que j’étais tétanisée de faire le chemin retour. On a eu notre première engueulade. J’en ai pleuré plusieurs fois les jours qui ont suivi. En Camargue, à la fin des vacances, je t’ai laminé au vélo électrique. En rentrant à Bordeaux tu m’as dit « Je t’aime ». T’es parti en Espagne. Moi à Agen. J’en ai profité pour relire le chapitre “La femme Squelette” dans Femmes qui courent avec les loups, pour y puiser la sagesse nécessaire pour avancer dans cette nouvelle étape de vie à deux que je pressentais délicate et glissante. C’était une bonne idée.

En Septembre,
T’es venu faire une journée à vélo avec ma bande de Copains des Bois, puis t’es venu voir un mauvais spectacle à Lormont avec nous. J’ai été heureuse de te voir passer du temps avec ma petite tribu à moi. On a eu 2 mini-disputes, qui se sont bien finies. On s’est dit, très fiers, « On gère quand même hyper bien nos engueulades ». Si on avait su la suite ! T’as découvert mon sens aigu du stress. T’as grave flippé. Mais t’es resté là. On a continué à faire des siestes dans l’herbe les week-ends. On se faisait bouffer par les moustiques, mais j’étais trop contente d’avoir ta tête posée sur mon ventre et sentir que tu t’y endormais doucement.

En Octobre,
Je ne sais plus ce qui s’est passé. On a dû rire pas mal, s’engueuler aussi, se réconcilier aussi, se dire qu’on s’aimait.

En Novembre,
On s’est engueulés, engueulés, engueulés. J’ai eu très peur qu’on se fasse beaucoup de mal l’un à l’autre. On s’est quittés une première fois. Je suis venue essayer de te récupérer le samedi, Tu m’as dit, « Non, je crois que je préfère pas ». T’es revenu me chercher le dimanche.

En Décembre,
Tu m’as quitté un soir après m’avoir ramené en voiture chez moi. J’ai vraiment cru que c’était fini pour de bon. Je n’étais donc pas avec toi le jour de ton anniversaire. Tant pis pour ton cadeau. Je t’ai quand même envoyé un petit message. T’as gentiment répondu. Ca m’a attristé. T’es revenu me chercher le mercredi après. À Noël, tu m’as fait une surprise en allant débusquer les mitaines de mes rêves en cachette auprès de mon amie Élise-la-tricoteuse. Je les ai adorés. Puis je t’ai engueulé d’avoir dépassé le budget de 10 Euros qu’on s’était normalement fixé pour les cadeaux de Noël.

En Janvier,
Je suis venue passer un week-end avec ta famille dans la banlieue d’Angoulême. J’ai vu ton ancien chez toi ; rencontré tes parents ; senti ta mère touchée de nous voir heureux ensemble ; et ton père l’était aussi, malgré sa pudeur. On a pris le goûter avec tes grands-parents dans leur salon qui semblait ne pas avoir bougé depuis quelques décennies. Je les ai trouvés tout doux.

En Février,
On a passé, vissé ensemble, les derniers jours avant mon grand départ pour 4 mois. On avait un peu peur de l’inconnu de ces prochains mois de distance.

En Mars,
J’étais en Bretagne. Toi à Bordeaux. Je t’envoyais des messages toutes les quatre heures. Tu les lisais qu’à moitié, mais ça te rassurait de voir que même loin t’étais énormément dans mes pensées. On s’est retrouvés quelques jours à la fin de ce premier mois d’absence. On avait pris du poids tous les deux. On a continué à en prendre. Mais on était contents de se retrouver autour de bons repas.

En Avril,
T’es venu partager quelques jours de mon quotidien loin de toi. Ca m’a fait énormément plaisir de t’avoir avec moi à cet endroit-là. T’as emménagé dans l’appartement où je vivais depuis mon arrivée à Bordeaux. On avait maintenant un “Chez Nous”, même si je n’y étais pas, et qu’il te fallait du temps avant de t’y sentir chez toi.

En Mai,
Je t’envoyais une lettre pour te dire combien cette année passée ensemble avait été forte pour moi. Même si, sûr, on s’en faisait voir des vertes et des pas mûres. Et puis, à la fin de ce joli mois de mai, on s’est séparés. Pour de bon cette fois-ci.

Avril 2020,
Ça fait bientôt un an qu’on s’est quittés. Je suis rentrée à Bordeaux, puis me suis installée au bleu-vert loin de la ville, pour écouter mes penchants sauvages. Ce matin mes pensées traversent cette drôle d’année passée avec toi ; puis celle qui a suivi sans toi. J’écoute du Francis Cabrel. C’est toujours d’occasion. Le confinement spatial vient confiner/comprimer/condenser le temps. Il se fait miroir grossissant de tout ce qui fait nos vies : laideurs, merveilles, colères, et questionnements. Ce mal qui rode autour des maisons, s’engouffre au fond des corps, et dérobe les plus fragiles, rappelle combien chaque matin nous condamne à envisager la perte de ceux qu’on aime. Est-ce que la vie c’est juste aimer, puis perdre -puis aimer et perdre à nouveau-, et rester prêt à aimer encore ?

Ysiaka Anam

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