Julie ANNEN est originaire de GENÈVE .
“De là d’où je viens quatre noms suffisent pour ne pas se perdre : ceux des trois montagnes et du lac qui entourent la vallée”.
Diplômée de l’INSAS de BRUXELLES, elle a longtemps vécu en Belgique, créant la Compagnie PAN !.
De retour en SUISSE depuis 3 ans, elle dirige aujourd’hui la compagnie RUPILLE 7.
À NOVA VILLA tout le monde se souvient de BOULOU DÉMÉNAGE.
Julie ANNEN a suivi le premier stage OFQJ que NOVA VILLA animait avec PETITS BONHEURS à MONTRÉAL et la GUIMBARDE à CHARLEROI.

 

Ma chère Marie,

As-tu remarqué le ciel ? Plus de zébrure d’avion ! Une grande feuille bleue. Je m’assieds sur le balcon et force mon regard à restreindre son champ de vison au ciel et aux sommets des montagnes, en face, de l’autre côté du lac. Au bout d’un moment, j’ai la sensation que plus rien d’autre n’existe. Comme une vision du monde sans trace de vie autre que la nature immuable. Je me demande ce qui m’interpelle le plus : le fait de me rendre compte que les avions ont laissé place nette, ce qui prouve l’omniprésence de l’espèce humaine ou la satisfaction, un peu coupable de me réjouir de leur disparition en ces temps tourmentés.
Si j’avais vingt ans de moins, je pense que ça m’aurait moins surprise. Je n’aurais sans doute pas eu le temps pour ça : étudiante confinée sans enfant, j’aurais sans doute dévalisé la vidéothèque de l’INSAS et aurais passé mon temps à manger, boire, regarder des films et faire l’amour. Elle aurait été belle la fin du confinement : moi, hirsute, blafarde et peut-être alcoolique, tenant à peine sur mes jambes flageolantes et tournant de l’œil à cause du soleil et du vent. Avec les enfants, au moins… Au début, je dois t’avouer que je me réjouissais de l’école à la maison : un vieux fantasme lié sans doute à « la petite maison dans la prairie ». La première semaine, au top de ma forme, j’ai organisé le quotidien à six avec un brio qui m’étonne encore. On se serait cru dans une série ! Je jonglais entre la philo d’Elio, l’analyse de sonnets d’Ana, les calculs en colonne de Noé et l’apprentissage de la marche de Millie-Lou tout en enchainant les repas (équilibrés et home made), les lessives, le rangement et en autorisant des parties de ping-pong sur la table de la cuisine : Caroline Ingalls faisait pâle figure à côté de moi. Et puis, j’ai commencé à m’ennuyer. C’était comme si je n’avais plus aucune idée, plus aucun élan. Alors, j’ai refait un planning, avec des heures pour les enfants, des heures pour la vie quotidienne, des heures pour pouvoir bosser et des heures de détente. J’en étais à me demander si je devais codifier tout ça avec des couleurs quand j’ai senti que ce confinement me pesait peut-être plus que je ne le pensais. Alors, de glissements en dérobades, j’en suis arrivée à une version de moi-même beaucoup moins idéale, plus « relax ». Pas tout à fait vautrée devant des séries en buvant de la bière et mangeant des chips, mais pas loin. Heureusement, les vacances (et une table de ping-pong offerte par les grands-parents) sont venues apporter un nouveau souffle à ma créativité en berne. Pleine de bonne volonté, je me suis dit que j’allais en profiter pour passer du temps de qualité avec mes enfants, me gaver d’eux jusqu’à m’en faire des souvenirs indélébiles, de ces rires qu’on se remémore à l’aube de la mort et qui, je l’espère, nous permettent de partir l’esprit détendu. Étonnamment, ce n’est pas la chasse aux œufs qui aura permis ce rapprochement, mais ce que nous pourrions appeler « le grand ménage de printemps ». Samedi matin, j’ai préparé un super brunch, et j’ai annoncé : « Les enfants, je vais avoir besoin de vous cet après-midi, je veux faire un peu de ménage et il faut surveiller la petite. ». Je m’attendais au mieux à un simple « OK », au pire à un concert de plaintes et de négociations. Mais non. Rien. Enfin, rien de négatif. Après m’avoir aidée à déplacer les meubles, le grand, me voyant attaquer les joints du carrelage à la brosse m’a gentiment proposé : « tu veux de l’aide pour ça ? ». Tu me connais j’ai sauté sur l’occasion ! Ça devait paraître amusant, car tout le monde s’y est mis sans que je ne demande rien. Même la toute petite a reçu une petite brosse à ongles et un bol d’eau pour récurer. Après quelques trois heures de travail collectif, et pas mal de boutades sur l’esclavage et le travail des enfants, ils ont eu le droit de choisir comment remettre les meubles en place. Ils ont tout changé au salon : c’est génial, comme si on avait déménagé ! Bonne joueuse, je leur ai demandé ce que je pouvais faire à mon tour pour leur faire plaisir. Réponse : rien ! Je n’y croyais pas, alors j’ai insisté : « Quoi ? Pas même vous laisser jouer à la console ou regarder la télé ? ». Même pas ! Ils ont fini par me demander de les aider à leur tour à mettre un peu d’ordre et faire le ménage dans leurs chambres ! ( ?!) J’étais sciée ! Ce n’est pas que mes enfants soient particulièrement glandeurs mais j’ai senti dans leur demande une vraie réciprocité, une complicité rare, une écoute réelle. Samedi soir, dans le salon rangé et impeccable, en partageant des chips pour un apéro bien mérité, je me suis dit que finalement, malgré mes éclats, mes colères, malgré mes oublis, mes indélicatesses, malgré toutes mes putains d’imperfections, mes enfants seraient sans doute des adultes sensas, capables de donner et de recevoir, d’aimer et d’être aimés, de s’excuser et de pardonner, et aussi de faire tout le contraire ! Ce confinement fait bouger les lignes qui régissent le quotidien et les relations intra-familiales. Et je suis heureuse de constater à quel point enfants et adolescents, sont capables de réinterpréter le réel pour lui donner du sens. Leur cerveau ingère et intègre les nouvelles données et ils arrivent, vite, très vite, à en créer une réalité épatante. Quelle force ! Quelle plasticité cérébrale ! Quelle énergie ! Et franchement, après trois semaines de confinement, ce n’est pas mal du tout comme bilan !
Bien sûr, je suis consciente de la vanité de ces détails : je suis une privilégiée dans un pays riche, alors oui, j’ai le temps, l’espace mental et physique, la sécurité, la stabilité qui me permettent de relever ce genre de choses. Mais ce sont précisément ces petites choses qui font la différence. J’ignore si le monde aura une prise conscience, si nous oserons changer de paradigme, et si nous aurons le courage et la volonté pour entamer la mutation de notre civilisation. En temps normal, je serais pessimiste, mais pas aujourd’hui, non, pas aujourd’hui. Car, ce que je vois de notre petite humanité confinée ici, me donne envie de croire, et de me battre, de toutes mes forces, pour que demain soit possible. Comme quoi, parfois, un bon coup de balai…
Ma chère Marie, encore une fois ça part dans tous les sens. Mais le cœur y est comme toujours. La distance qui nous sépare ne m’a jamais semblé si courte. Je t’embrasse fort, ainsi que toute ta tribu. À bientôt.

Julie

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