François SCHMIDT est un vieux compagnon de NOVA VILLA.
Illustrateur, nous avions exposé ses oeuvres voici 2 ans dans le cadre de Méli’môme.

 

Des chansons pour mon père,

Que se passe-t-il ?
J’y comprends rien
Y avait une ville
Et y a plus rien
Je m’souviens que j’marchais
Que je marchais dans une rue
Au milieu d’la cohue
Sous un joyeux soleil de mai
C’était plein de couleurs
De mouvements et de bruits
Une fille m’a souri
Et je m’souviens que j’la suivais.

Claude Nougaro a signé ce texte que je chantais dans les années soixante-dix au club de danse moderne de la MJC. Je me souviens de cette fille blonde qui me souriait.
L’air était incroyablement léger.
Longtemps après, j’ai compris que je ne retrouverais jamais l’insouciance du bonheur que je vivais à ce moment là. Les souvenirs fondent dans le temps comme le sucre dans le café et ce qui semblait solide est devenu friable.

L’épidémie s’est répandue.
La maladie me fait peur… Attentif comme jamais, je suis à l’écoute mon corps : le moindre pet de travers est un symptôme atypique, une toux grasse est un mauvais présage, une toux sèche, le signe du début de la fin. Je ne fais pas le brave. Dans ce paysage détestable, le confinement est une formidable machine d’introspection. Inopinément, il m’offre un temps imprévu pour réfléchir et regarder ce qui se trouve à l’intérieur. Une noix, qu’y a t-il dans une noix ? Il y a mes souvenirs et parmi eux les chansons qui constituent le viatique essentiel qui me permettra de continuer à vivre.

Je me souviens qu’on avait l’espoir d’un monde de partage et de paix où l’argent n’avait plus d’importance et Maxime le Forestier chantait Parachutiste et la maison bleue. Je me rappelle que le parti communiste nourrissait mes pensées et mes interrogations. Colette Magny chantait Melocoton et Boule d’or.
Le temps de mes idéologies est révolu, j’ai choisi la pente douce des questionnements mous et les iles grecques. Seul, le dessin et l’art me sauvent un peu du naufrage des idées courtes.

Je me souviens qu’il y avait encore des frontières. La crainte et le jeu nous imposaient de cacher quelques bouteilles de pastis sous le tapis de la 404 en revenant d’Espagne. Le speaker espagnol avait annoncé “Franco est mort” avec des sanglots dans la voix et dans la voiture Michel Delpech chantait : “sur ton chemin tout le long, tout le long, sème, sème, sème des petits cailloux blancs”… qu’on reprenait à tue tête.
On parlait beaucoup de l’Europe. François Mitterrand et Helmut Kohl se tenaient la main devant les photographes, tandis que Margaret Thatcher laissait mourir de faim Bobby Sands et ses amis. Je chantais Tri Yann, des chansons irlandaises et bretonnes.
Mon espoir d’Europe reste fort, bien que déçu. Je rêve toujours d’une communauté de la culture et des arts qui réunirait les peuples. Je revois Jack Lang et Mélina Mercouri applaudis debout à leur arrivée au théâtre d’Epidaure.

Je me rappelle qu’on parlait beaucoup d’écologie dans les années 70. On était certain que demain serait plus bleu, on ne disait pas encore vert. Je me souviens des manifs antinucléaires à vélo, du côté de la Chaussé-sur-Marne. Refoulé par les manifestants, il y avait Eddy Merckx, embarrassé. René Dumont était candidat à la présidentielle tandis que Théodore Monod cherchait en vain sa météorite dans le Sahara. Je chantais La java des bombes atomiques avec Boris Vian.
J’ai le sentiment d’un grand gâchis dont toute ma génération est responsable Je n’ai pas compris grand-chose à l’état de la planète et j’avais pourtant l’impression d’être attentif. Mes dessins de maisons dans les arbres témoignent de mon insouciance et de ma naïveté.

Au début des années 80, Pierre est mort écrasé dans sa R16. Il chantait très faux les premières chansons de Véronique Sanson. Dans les années 90 Jean-Michel mort du sida à 30 ans. Il chantait en latin Gaudeamus igitur, Juvenes dum sumus ce qui signifie : réjouissons nous tant que nous sommes jeunes ! Gérard a été emporté par un cancer un peu plus tard. Il écoutait Léo Ferré et Jean-Roger Caussimon, en fumant la pipe. Mon père a tout oublié du monde. Il ne nous reconnaît plus, confiné au pire moment dans un EHPAD. Il ne bouge plus, il ne parle plus, ses mots bloqués au fond de sa gorge ne sont qu’un gargouillis. Mais je l’entends chanter chaque jour.

Mon père était vétérinaire
Il soufflait dans l’derrière des chevaux
Avec un petit tube en verre
Afin de les rendre plus beaux…
Un jour un ch’val récalcitrant
Souffla dans l’tube avant mon père,
Mon père qui était vétérinaire,
Asphyxié mourut lentement.
On l’enterra au cimetière,
Au cimetière des chevaux,
Et sur ça tombe on écrivit,
On écrivit ces tristes mots.
Mon père était vétérinaire…

Vous êtes mes racines et mes sources, vous êtes mes raisons, vous êtes mes peines et chaque jour je vous aime, vivants ou morts, avec vos chants qui résonnent en moi. L’épidémie ne nous détruira pas. Demain, il faudra changer le monde et je ferai ce que je pourrai, de toutes mes forces.
Mais je continuerai à chanter, à dessiner, et je vous serrerai contre moi.

François Schmidt

 

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