Cécile EL MEHDI est psychologue clinicienne en Loire-Atlantique, depuis quelques années elle mène un travail de réflexion autour de la rencontre des enfants avec l’art vivant. Elle intervient régulièrement pour Nova Villa et le Théâtre Athénor à Saint-Nazaire, et pour des compagnies de théâtre (les Cies Loba, Éclats, Acta, etc…).

 

Chère Estelle, mon amie, ma toute proche,

Je ne suis pas Gaston Chaissac, cet épistolaire notoire qui, en plus de créer, sans aucune formation académique, des œuvres aujourd’hui exposées dans les plus grands musées, écrivit toute sa vie durant à toutes sortes de gens, Jean Paulhan ou Jean Dubuffet, mais aussi à des inconnus. Il écrivit à la volée, taraudé qu’il fût par une impérieuse nécessité de s’adresser à d’autres.

Si c’est à lui que je pense, c’est sans doute parce que la dernière fois que je t’ai vue, je t’ai parlé d’un livre à son sujet, je te l’ai prêté. Cela fait plus de deux décennies que nous partageons nos lectures, elles sont le fil d’or de notre lien. Et dans mes nuits voguantes et relâchées, c’est la figure de cet artiste qui m’est apparue. Il n’avait en poche ni certificat d’études, ni fortune, juste une vocation à devenir garçon d’écurie. La contingence d’une rencontre avec un couple de peintres fût décisive et le conduisit à choisir de vivre en marge, il fût alors définitivement harponné par un furieux désir de créer. Il avait comme matière première les détritus, les épluchures, « les ordures sont des éléments picturaux de premier ordre » disait-il. Et c’est avec les rebuts du quotidien qu’il assemblait, collait, tout inspiré qu’il fût par les déchets. Il n’avait pas non plus d’appétence pour le langage châtié, à celui-ci, il préférait le patois, les inventions langagières, la liberté des hors normes. Toujours il défendit les originaux, les incultes, les invisibles. « Les gens normaux n’ont jamais rien fait d’extraordinaire » disait-il.

Je ne suis pas Gaston Chaissac, mais son audace m’en donne, sans lui, peut-être ne t’aurais-je jamais écrit cette lettre. Depuis quelques semaines, tous confinés dans nos maisons, il me semble que se tracent à la craie les lignes multipliées de nos confinements intimes et collectifs. Les obstacles se dressent, nous acculent, insistent. Nos empêchements, nos peurs, nos chagrins nous entravent eux aussi. À toi seule je peux le dire mon amie, je me demande si nous n’avons pas davantage besoin de folie que de raison. Je n’en puis plus des discours scientifiques, statistiques et savants qui au mieux assèchent notre pensée, au pire, nous paralysent. L’exactitude n’a rien à voir avec la vérité. Je n’en puis plus des discours politiques qui prônent une nation productiviste. Mais qu’allons-nous oser ? Quelles trouvailles allons-nous faire pour déborder le réel ? « Tant qu’on demandera partout aux gens, leur casier judiciaire, un certificat médical et des diplômes, ça ne sera pas brillant », écrivait encore Gaston Chaissac.

Pour percer le mur de mes confinements, j’ai lu d’autres lettres. Celles de François Cheng dont tu sais que j’admire la sagesse et l’infinie simplicité des mots. Il répondit par un recueil de sept lettres à une amie perdue de vue depuis trente ans. Elle lui avoua se découvrir une âme sur le tard. « Parlez-moi de l’âme » lui demanda-t-elle. Il n’en fallût pas plus pour que François Cheng déplia sa pensée profonde et limpide sur le thème de l’Âme. Le défi est grand, tant il sait combien en France règne « comme une terreur intellectuelle [qui] tente d’oblitérer, au nom de l’esprit […] toute idée de l’âme – considérée comme inférieure ou obscurantiste […]. À la longue, on s’habitue à ce climat confiné, desséchant ». C’est vrai, on s’habitue, mais sourde pourtant de l’intérieur un désir d’être bien plus fondamental.

Estelle, mon Amie, nous avons partagé nos meilleurs et nos pires moments. Nous avons dansé sur des capots de voiture, fumé le cigare, étanché notre soif jusqu’à fermeture des bars, pleuré nos morts, fêté nos succès, maudit nos échecs. T’ai-je jamais dit combien je t’aime ? Est-ce si utile ? Il me semble que notre amitié se densifie de nos silences car avec toi seule, je peux me taire sans ressentir le vide. Et c’est avec toi que j’ai envie de partager une utopie sans penser aucunement que les utopies sont vaines. Au contraire, elles sont un ferment en attente de substance pour que du vivant naisse encore du vivant. Se réinventer, oui, mais comme des fous, une folie créatrice qui saura d’un dépotoir féconder une œuvre. Et surtout, que le désespoir ne nous serve pas d’excuse à notre paresse. La levure qui fera gonfler la mie d’une vie nouvelle n’est pas aux mains des érudits, des sachants, des calculateurs. La beauté de l’Âme n’a rien à voir avec l’oligarchie. N’y a-t-il pas dans nos villages, nos rues, sur nos paliers des gens ordinaires comme toi et moi, qui montrent au grand jour ce que l’Humanité recèle de promesses de solidarité et d’entraide.

Puisse notre prochain printemps s’éveiller sur une nature adulée, et se sceller pour toujours un pacte de fraternité entre les hommes et les femmes du monde entier. Telle est mon utopie. D’ici, je te vois sourire, mais je sais que la conversation ne vient que de commencer.

Je t’embrasse mon Estelle,
en liberté,
Cécile

 

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