Caroline GILLET, reporter à RADIO FRANCE, est née en 1984 à BRUXELLES.
Elle est productrice de “FOULE CONTINENTALE” sur FRANCE INTER.
Pour cette émission elle a obtenu le Prix Franco-Allemand du journalisme.
Nous l’avons accueillie à REIMS autour de sa série “I LIKE EUROPE” et pour “RADIO LIVE”, avec sa complice de toujours Aurélie CHARON.
Elle aime faire les portraits de la jeunesse du Monde.

 

Cher (grand) oncle Jean,

Toute ta vie, tu as eu la curiosité du monde qui bouge, et de ce que je pouvais vivre, moi qui étais partie tenter ma chance à Paris. Toi tu connaissais la Turquie. Vieux célibataire, tu vivais seul là-bas et te faisais inviter sur les chantiers de fouilles archéologiques dans tout le pays. Tu rentrais parfois à Bruxelles pour Noël et on préférait ne pas devoir s’assoir près de toi, parce que tu ne t’arrêtais pas de raconter. Et puis quand c’était le cas, on se disait ensuite qu’on était passé à côté de la soirée, on n’avait rien suivi des cadeaux, mais qu’on avait appris deux trois choses. Ces dernières années (je ne sais pas pourquoi je te raconte ça, alors que tu es tout à fait au courant), ta santé déclinait et tu as dû rentrer pour de bon, d’Izmir à Bruxelles, pour que ton neveu et ta nièce s’occupent de toi. Tu as commencé à tenir des propos de plus en plus radicaux en faveur d’Erdogan. On t’a acheté un poisson que tu as nommé Atatürk et que tu regardais d’en bas, depuis ta chaise roulante. Et tu t’intéressais de moins en moins à Paris. Beaucoup moins qu’à Atatürk, qui est devenu un sujet de conversation permettant de dévier en boucle, sur la poésie des fonds marins turcs.

Je vais te raconter ce qui s’est passé ces dernières semaines et j’adore l’idée que tu ne m’aurais peut-être pas crue.

Voilà, il y a eu une pandémie. Et des centaines de milliers de morts dans le monde. Beaucoup en France, en Italie, aux États-Unis et en Amérique Latine. Beaucoup en Turquie aussi. Le monde entier est en mode monastère, cloîtré, limité dans ses mouvements. Les rassemblements sont interdits. Pour sortir, il faut se couvrir de masques, s’imbiber avec régularité de gel hydroalcoolique. Et ce virus se propage à la vitesse de nos avions, bateaux, de nos trains et trams. Alors j’ai lancé avec des amis, un appel à témoignages sonores pour demander à d’autres, partout, comment ils vivaient cette expérience commune du confinement. On diffuse ensuite chaque semaine leurs témoignages sur France Inter.

D’abord on a reçu des messages vocaux inquiets de ceux qui cherchaient à se protéger, comme Benji à Kinshasa, qui était au marché sur les ordres de sa mère pour acheter des plantes dont on disait qu’elles prémunissaient du virus. Maria, en Roumanie, a raconté comment elle avait vu ses deux parents partir pour l’hôpital et comment elle a dû seule s’occuper de ses petits frères et sœurs trois longues semaines. Elle dit qu’elle pensait en être incapable, qu’elle s’est sentie changer, très vite. Qu’elle avait été tellement étonnée de se révéler être à la hauteur de l’épreuve.

Moi pendant ce temps, j’avais la chance de faire partie de ceux qui ont stocké des livres en me disant que j’aurais le temps de les lire sur mon balcon. J’avais demandé au libraire du quartier quels ouvrages emporter pour la fin du monde, il avait rigolé, dit que les librairies resteraient encore ouvertes, sans doute, plusieurs semaines. Deux heures après il fermait pour deux mois. Avec les amis du quartier, on a redécouvert l’intérêt du troc : une souris d’ordinateur retrouvée dans la cave contre des parts de gâteau banane-marron. On s’habitue assez vite à un monde qui n’est plus le même que la vieille. Je ne m’attendais pas à ça. J’étais ravie d’éviter les transports, faire du télétravail et privilégiée de recevoir toujours, malgré la crise, mon salaire.

Il y aussi eu des messages de personnes qui se demandaient comment rentrer chez elles avant la fermeture des frontières. Ça a posé des questions intéressantes pour moi : c’est où ‘chez moi’, puisque je n’ai pas encore d’enfants ? Est-ce que c’est forcément chez mes parents ? Des questions que tu as dû toi aussi te poser quand ta sœur, ma grand-mère, te demandait de rentrer plus souvent.

Je recevais au même moment de Dakar, des nouvelles de Pierre qui est piroguier et qui a dû mettre toute son activité à l’arrêt. Nina, à Liverpool, travaillait au black dans un café et s’est fait licencier sans préavis. Elle a envoyé des sons pour raconter les cagnottes des amis et aussi une histoire d’amour naissante, une rencontre sur Tinder et tout ce qui se disait et se faisait quand on ne pouvait pas se voir en vrai.

En Belgique, Valentin a quitté son copain polonais pour rejoindre sa famille à Bordeaux. Il s’est dit que ça ne pouvait pas marcher, parce que l’un et l’autre n’avaient pas le même rapport à l’hygiène, à la prudence. Pas les mêmes angoisses. Arrivé à Bordeaux, son père lui a appris à faire de la gnôle avec des fruits et il dit qu’avec ses frères, rentrés eux aussi, il a la sensation d’un retour aux étés de l’adolescence. Mukta, elle, racontait qu’elle avait rejoint ses parents près de Bombay, elle a enregistré leur rire quand ils se coupent les cheveux, confinés et maladroits. José-Luis à Caracas avait aussi retrouvé son quartier d’enfance et enregistrait les oiseaux par la fenêtre. Il disait apprendre à re-vivre avec son père, devenu plus vieux, plus malade, parfois violent mais qui aujourd’hui, avait besoin de lui. Dans le contexte de pénurie de pétrole, il a fallu siphonner l’essence de la voiture. Ils l’ont mise dans la moto pour consommer moins et pouvoir faire des courses de première nécessité le plus longtemps possible. Tout ça, ses parents en auraient été incapables sans lui. Qui alors, leur serait venu en aide ?

Moi pendant ce temps, je cherchais comment réparer mon vélo délaissé. Je me trouvais ridicule et fière, essoufflée dans les montées. J’explorais mon kilomètre carré.

Ma “révolution du vélo”, était pathétique quand je recevais les messages d’Amine qui avait participé à la révolution en Algérie ou Nada au Liban. Tu serais contre je sais, oncle Jean, ils sortaient toutes les semaines avant l’épidémie. Leurs révolutions pacifiques et inventives ont été stoppées net par les couvre-feux. Alors à Madrid, Sara a sorti les casseroles pour dénoncer l’absurdité des prises de parole du roi et Victor a fait pareil à Rio contre Bolsonaro. Il dit que certains voisins ne sont pas contents du bruit que ça fait, il leur répond qu’il pense que si protester ça ne dérange personne, ce n’est pas vraiment protester. Giulia, elle espérait qu’en Italie, de nouvelles lois permettraient de légaliser les sans-papiers. Elle se disait que pour ceux qui le souhaitent, la situation leur permettrait de trouver du travail dans les champs alors que partout pour l’agriculture, on manque de bras.

A Paris, je passais devant les parcs, ça sentait l’herbe fraichement tondue derrière les barrières. Je me demande si certains ont sauté par-dessus. J’ai continué à recevoir des sons de partout, à les mettre en ligne. J’ai testé toutes les chaises de l’appartement pour travailler, avec ou sans coussins, avec ou sans courant d’air.

Pendant ce temps-là à Bondy, en banlieue parisienne, Cirine et ses trois sœurs envoyaient des mémos vocaux pour raconter comment elles jonglaient avec l’unique ordinateur de la famille, pour faire les devoirs de l’une, les études de l’autre.

Il y a eu le début du ramadan. Les familles qui ont dû se rassembler de loin, en ligne, pour la rupture du jeûne. Hamza à Djibouti a enregistré l’appel à la prière émis par la mosquée où personne ne peut plus aller. Il a enregistré les enfants dans les rues qui jouent sans peur, et aussi sa mère, qui sur WhatsApp, fait les prières avec ses deux sœurs émigrées en Europe. Il y en a qui ont trouvé des moyens ingénieux pour poursuivre les discussions, loin des ordinateurs. Alice, confinée seule à Lyon, a rallumé son talkie-walkie d’adolescente et elle est tombée sur des conversations entre inconnus, avec des noms de codes. Eux aussi retrouvaient cette improbable plaisir là et ils sont devenus amis. Beaucoup de voisins sont devenus amis. Meritaton à Johannesburg, confinée seule loin de sa famille kenyane dit qu’elle entend les voisins de l’autre côté du mur, qu’ils la rassurent, sinon elle est très seule. Elle envoie les sons du coach sportif en ligne, et de son pasteur qui fait la messe sur zoom.

En face de chez moi tous les week-ends, les voisins juifs ont lancé des prières de balcons : les hommes sont dehors, l’un récite et les autres, plus loin dans la rue, ponctuent d'”amen”. On a chanté, tous, pour l’anniversaire de la voisine de 5 ans. J’ai proposé un concert à distance dans le jardin de l’immeuble ou du haut des balcons, pour faire comme les Italiens. Je ne sais rien jouer mais je voulais mettre des visages sur les musiciens des 1ers et 7e étages que j’entends faire leurs gammes. Personne n’a répondu. Et je les comprends un peu.

Par contre, j’ai rencontré pour de vrai mon amoureuse, elle que j’ai abordée pour la première fois il y a quelques mois, qui vit d’habitude dans une autre ville : on a choisi de se confiner ensemble avec l’inquiétude de tout gâcher. Je lui ai fait le gâteau de ta sœur, elle m’a montré qu’elle savait réparer une machine à laver. En fin de journée sur le banc du balcon, la tête sur son ventre, qui monte et qui descend, je me suis dit que maintenant, je pouvais reconnaitre son souffle entre d’autres. On s’est chuchoté des choses, pudiquement, qu’on ne répètera pas. On s’est dit qu’on n’aurait jamais eu le temps et la place pour tout ça si la vie avait continué comme prévu. Qu’on voulait que ça dure et qu’on ne pouvait pas le dire trop fort, parce que c’est obscène d’échapper au tourbillon. Sur les apéros virtuels en famille, elle est apparue à l’écran, derrière au loin, puis de plus en plus près jusqu’aux présentations. Et moi dans les siens.

J’ai reçu des messages de Giulia, près de Florence, qui elle aussi est avec son amoureux, elle s’enregistre quand ils jouent à bataille navale ou qu’elle retrouve avec lui les vieux vinyles de son père. Elle dit aussi que progressivement, elle s’est mise à faire des rêves dont elle ne voulait pas sortir, parce qu’ils étaient des rêves dans lesquels la vie était comme avant, avec embrassades et rassemblements.

J’ai collé des étiquettes sur mes armoires avec indiqué ce qu’il y a dedans, et les mots au bout de deux mois, se sont déjà effacés. J’ai arraché mes premiers cheveux blancs, j’ai regardé sur Google pourquoi c’était déconseillé de le faire. Et puis ils ont annoncé le déconfinement. Giulia, en Italie, s’est dit qu’avec le retour de la circulation et du bruit, elle retrouvait tous les désavantages de la ville sans ses avantages : la culture et le collectif. Les regroupements restent interdits. Et on évite pour les protéger, de voir de trop près les aînés et les tout petits.

Il y a eu des naissances, qui sont restées un peu abstraites, des amies qui sont devenues mères et que j’attends de voir pour y croire. C’est la même chose pour les décès. Quelques jours après le début de cette crise, tu n’étais plus très conscient, oncle Jean. Tu étais une des rares personnes, alors, à ne pas craindre le COVID, puisque le virus courait derrière ceux de ton âge, mais que tu avais pris de l’avance. Ma mère était allée te voir, elle a pu dire les choses qu’elle devait dire à ton oreille et qu’elle ne nous répètera pas. Cet échange de la fin, pudique, nécessaire, elle sait que beaucoup, ces dernières semaines, sont passés à côté. Qu’ils se rejouent depuis leurs monologues rêvés, dans la tête, sans oser croire aux disparitions.

Je pense que tu aurais trouvé cela curieux, les grandes personnes, habillées en cosmonautes qui sont venues te chercher dans l’appartement, emballer ton corps et tout désinfecter. Je ne l’ai pas vu, on me l’a raconté, parce qu’on a tous été maintenus à l’écart. Il y a eu ta crémation et ma mère qui demande s’il ne faut pas dire quelques mots et mon oncle qui ne comprend pas pourquoi, parce que vous n’êtes que trois. Un jour, on pourra traverser à nouveau les frontières, je quitterai Paris pour rejoindre le Luxembourg, pour poser ton urne proche de là où tu as grandi. C’était les années 40 et 50, si loin d’aujourd’hui et de nos questions. Aussi loin que cette distance entre moi et tous ces autres. Étranges voisins lointains d’un virus commun.

Je ne sais pas ce qu’on a fait d’Atatürk le poisson.

Caroline Gillet

 

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