Azouz BEGAG vit à LYON, il est auteur, il a écrit plus d’une vingtaine de livres.
Il est chercheur au CNRS en économie et sociologie.
Homme politique, il a été Ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, de juin 2005 à avril 2007.
Il a aussi gouté au cinéma comme scénariste.
L’histoire d’Azouz avec REIMS commence avec “LE GONE DU CHAÂBA”, paru en 1986 ,un livre autobiographique.
Azouz a arpenté de nombreux quartiers de notre ville, rencontrant beaucoup d’élèves.
Azouz a été 3 fois le parrain de Méli’môme, une fois par décennie dont l’an passé pour les 30 ans du Festival.
Dans son livre “Mémoires au soleil”, paru au SEUIL en 2018, il rend hommage à son père qui a contracté “La maladie d’ALI ZAÏMEUR”.
“Le plus vibrant et le plus mélancolique des chants d’amour, dévoilant avec émotion un nouveau pan de cette vérité intime qu’il avait commencé à nous révéler dans LE GONE DU CHAÂBA” – critique Babelio.

 

SUR MA TERRASSE, UN CORBEAU

Depuis plusieurs jours, matin et soir, sur ma petite terrasse au dernier étage de mon immeuble, deux gros corbeaux viennent m’observer. C’est la première fois qu’ils m’approchent si près. Ils sautillent. Leurs pattes martèlent la taule. Une arrogance inhabituelle émane d’eux. D’habitude, ils sont postés à une distance de sécurité raisonnable sur les antennes de télévision qui chapeautent le bâtiment et d’où ils guettent l’horizon, mais ils ont changé leur position depuis la guerre contre le Covid-19. Ils viennent espionner mon intérieur. Ce n’est certes pas pour prendre des nouvelles de ma santé. On dirait des pique-assiettes, pareils à ces mouettes qui piaillent au-dessus des filets garnis des chalutiers de retour au port. Peut-être veulent-ils explorer mon frigo qu’ils savent bien fourni ; ils m’ont vu en effet sortir du Biocoop tirant mon panier débordant de victuailles. Je ne m’étonne plus de rien, quelques années auparavant, n’ai-je pas surpris dans ma cuisine une pie en train de chaparder mon pain de mie ?

Bien sûr, ils ont constaté que la ville s’est vidée depuis des semaines et que les humains ont déserté la rue pour se terrer dans leurs abris. L’effet ne s’est pas fait attendre. La famine menace ces vastes oiseaux sombres, tandis qu’un virus accable les habitants. Alors, ils cherchent de nouvelles sources d’approvisionnements, bravant les distances de sécurité qui prévalaient auparavant entre eux et nous. J’ai déjà observé ce phénomène avec des ours, des renards, des cerfs qui, prenant des risques, sortent de leurs réserves et pénètrent dans les villes pour fouiller les poubelles. Ils se mettent “à découvert” pour survivre.

Le silence qui s’est abattu sur la ville intrigue aussi les corbeaux rompus aux moteurs, klaxons, marteau-piqueurs, au tohu-bohu et tintamarre des citadins. Désormais, les sons secs et distincts remontent à la surface comme des bulles d’air du fond de l’eau. L’espace est soudain en apnée, débarrassé de tout frottement. Ainsi, dans mon immeuble plein de vie, on n’entend plus rien au cours de la journée. Cependant, un curieux phénomène s’est produit depuis quelques temps : à vingt heures, des musiciens sortent dans la cour principale pour jouer, et les voisins apparaissent à leur balcon pour les applaudir. Des familles entières se montrent à visage découvert. C’est la première fois que je les vois. Ils ouvrent grand leurs fenêtres, leurs intérieurs et leur intimité au regard d’autrui. Nous nous démasquons les uns les autres. Ce sont mes voisins, mais nous sommes de parfaits inconnus depuis des années. En applaudissant les musiciens qui chantent “Résiste ! ou We will survive”, nous échangeons des regards surpris et des sourires hagards. On est heureux d’être vivants, c’est tout. On n’a jamais été aussi proches grâce à ce petit bonheur partagé. On se surprend d’être voisins, comme si un vulgaire virus nous avait permis de redécouvrir notre part humaine que nous tenions camouflée par sécurité, pour nous protéger des rencontres hasardeuses.

Nous sommes donc “voisins”. Voisiner ? Voisinage ? Les mots résonnent étrangement dans le nouveau silence du monde. Bien sûr, il y avait déjà “la fête des voisins” en juin. Celle de la musique, celle des mères, du Beaujolais, d’Halloween, des amoureux, des morts… mais le silence qui fait remonter l’écho des mots à la surface de nous-mêmes, nous amène à réaliser combien ces fêtes n’en sont pas. La société nous a imposé du “Prêt-à-fêter”.

Désormais, j’ai des Voisins-Corona. Ce n’est pas de l’amitié virtuelle comme celle de Facebook, mais du réel solide. Le lien entre nous est plus fort, puisque le liant c’est la mort. Si proche, alors qu’on la croyait reléguée à la périphérie de nos vies. Comme les cimetières. Belle ironie. Dehors, la distanciation spatiale a été instaurée comme geste barrière contre l’épidémie, mais dedans, la proximité sociale du voisinage se dévoile. Elle est à fleur de peau. Nous sommes de vrais proches, séparés par de simples cloisons de briques et des planchers en bois. Comme dans une maison d’arrêt. De nos murs respectifs, on échange quelques sourires, des mots. Quand la guerre sera terminée, dans le monde d’après, on verra si Voisin-Corona me reconnait dans l’ascenseur et s’il continue de me dire bonjour.

Covid-19 nettoie la peau de notre corps social pour une radiographie inédite de notre condition humaine.

Les corbeaux ont également constaté une autre étrangeté : plus aucun avion ne traverse le ciel depuis des semaines. Au-dessus de nos têtes, la mer est d’huile, bleue comme jamais. Les nuages ont l’interdiction absolue de circuler et de nuire à cette nouvelle pureté. Mais les corbeaux, comme à l’accoutumée, continuent d’occuper les airs, sans attestation dérogatoire de sortie, hors de portée de la police de l’Air et des Frontières. Ils voient ici-bas notre nouvel état d’apesanteur. Nos eaux sont montées, elles ont tout renversé, emporté, et nous flottons, grelottant sur des radeaux de fortune avec les petites richesses que nous avons sauvées et nos gros tas de secrets. Il y a du Titanic dans notre sort. L’espèce humaine a rencontré un gros pépin qu’elle avait elle-même placé sur son chemin. Fini la frénésie des “En avant toutes !” Maintenant, on stoppe les machines et on écoute. Nos valises sont bourrées de peurs. Il faut se délester. Et comme on ne pourra pas emporter tous nos biens sur les canaux de sauvetage, on réalise soudain que des tas d’objets dans nos vies ne pèsent plus rien. Leur valeur s’annule sous les eaux. Le dérisoire et l’essentiel se distinguent avec une netteté exceptionnelle. Notre esprit fait le tri. On sent que le temps des grandes mascarades de la vie sociale a fait long feu. Covid braque sur nous des projecteurs pour interdire de nous évader de la prison de la Santé. Depuis que la mort frappe à la porte de chacun d’entre nous, sans distinction, ce qui est essentiel saute à nos yeux : nos parents, nos enfants, ceux que l’on aime du fond du cœur. L’amour.

“Prenez soin de vous et de vos proches”, lit-on un peu partout.

Mais les proches, ce sont aussi les Italiens, les Espagnols, les Africains, les Américains, les Indiens, les Chinois… des peuples, des cultures et des pays que nous irons visiter avec gourmandise après la guerre, quand nous tomberons les masques. Enfin, nous sommes les uns et les autres, sur le même bateau, dans la même galère, en partage de connexion sur la planète. Bluetooth nous propose une application pour une chaine humaine mondiale. Ensemble, tout devient possible, scandait hier un slogan de campagne présidentielle. Un virus l’a dit. Eux et nous font un. Sur le champ de bataille, il y a nous et c’est tout. Nous tous, gens d’ici et gens d’ailleurs, habitants du centre et des périphéries, sous le coup d’une double peine, celle de contaminer sa propre vie et celle des autres. La propagation sera freinée si chacun devient lui-même et les autres en même temps. L’espace privé et collectif se rejoignent dans l’être. La citoyenneté reprend du sens dans l’urgence. Chacun compte double. Il devient considérable. Nous réalisons dans notre intimité que nous sommes tous à égalité des chances devant la mort, davantage encore, maintenant que nous connaissons l’existence des “asymptomatiques”, les sans-stigmates. Certains s’en inquiètent. Ainsi, “les Autres”, les boucs-émissaires, n’existent plus dans la gestion de la peur collective qui nous terrasse. Dans le bon temps d’avant, il était aisé de les repérer : ils avaient un faciès reconnaissable, des stigmates, des origines connues, des appellations, des stéréotypes… C’est fini. On revoit la copie. L’injonction “Etrangers retournez chez vous !” a fait place à une nouvelle invitation : “Restons chez nous”. C’est plus mignon. Nous sommes misérablement convoqués par un virus à nous “retrouver” autour d’un sort commun pour nous protéger ensemble. C’est pour laver notre linge sale en famille. Covid est rusé et farceur. Comme dans la série télévisée La casa de Papel, il a obligé chacun à enfiler le même masque, ravisseurs et otages, pour brouiller les pistes de la police et des tireurs d’élite en embuscade sur les toits de la banque. Il joue au chat et à la souris avec nous. Il éteint nos lumières, nous plonge dans le noir et la terreur : nous ne savons rien de lui, ni quand il va retourner dans son pays. Sadique, invisible, il titille nos nerfs. Il rit sous cape. Il a vu qu’à l’annonce de la guerre contre lui, beaucoup de citadins ont cherché à fuir dare-dare les zones urbaines exposées. Il a fait ressentir de plein fouet la charge du mot “exil” à tous ceux qui se sont entassés dans les gares parisiennes et les trains bondés pour aller chercher refuge à la campagne, dans leur résidence secondaire, chez des proches, en location, à l’air libre, à la mer, dans le vert. La campagne a toujours bon dos quand la ville tremble. Hélas, outre leurs bagages et leurs enfants, les fuyards ont emporté avec eux l’épidémie dans les campagnes, au grand dam des paysans tentant de repousser ces hordes de migrants contagieux venus profiter des avantages de leur sécurité rurale. Encore une belle ironie ! Covid ouvre nos yeux sur les douleurs de l’exil forcé des Autres, ceux qui ont fui ces dernières années leur pays en guerre, Afghanistan, Syrie, Liban, Irak… et quémandé l’asile, un travail, du pain aux Européens. Et les autres, noyés en Méditerranée.

A Lyon, au-dessus de ma tête, la mort s’est déguisée en corbeau. Ils croassent davantage depuis une semaine. Ils ont vu dans ma rue désertée que les fous sont les seuls à errer en soliloquant, rompus à la distanciation sociale et à la réclusion spatiale. L’hôpital psychiatrique en a libérés pas mal. Devant l’agence de transfert d’argent Western Union, les files de migrants s’allongent ; elles racontent l’urgence de sauver les proches restés là-bas sans ressources, sans médicaments ni aucune sécurité. Les rues sont hantées par des sans-papiers qui ont été expulsés des centres de rétention administrative de la région pour cause d’épidémie. Des milliers de détenus sont sortis de prison. Mais les corbeaux ont aussi noté une absence, celle de la vielle dame qui avait l’habitude de nourrir les pigeons, leurs concurrents. Souvent, quand elle était trop fatiguée pour sortir sur la place, elle émiettait du pain de mie sur son balcon. Tous les oiseaux connaissaient son Resto du cœur du sixième étage de l’immeuble Eldorado. Madame Martin est décédée du Covid. Ils sont venus la chercher. Les voisins ont été choqués d’apprendre qu’un voisin si proche avait succombé au virus. Il rodait donc parmi nous. Trop proche. La peur d’être atteints les a étreints. Ils se sont calfeutrés davantage dans leurs intérieurs, comme à l’approche d’un cyclone meurtrier dans les pays tropicaux. Ils n’ont plus ouvert la porte à personne, même pas au facteur. Madame Martin vivait seule dans l’immeuble, abandonnée par les siens. Une dame frêle, avenante, qui ne manquait jamais de dire bonjour dans l’ascenseur et devant les boîtes aux lettres. Au cimetière elle a été enterrée dans la solitude et le grand silence. C’est la tristesse finale.

Partir. Finir seul dans le linceul.

L’horloge tourne. La mort nous attend. Et les corbeaux savent tout de nous. Ils voient que la nature a été chamboulée et avec elle, l’ordre d’entrée des saisons dans le calendrier. Certes, le soleil continue de se lever à l’Est et se coucher en face, mais le temps ne connait plus les montres. Les aiguilles sont tourneboulées. Le printemps n’a pas eu le temps de prendre ses quartiers, que déjà l’été a paré les prunus, les lilas rose et les lauriers blancs de leur robe de mariée. Le soleil a perdu la boule. Il se croit en août. Il a lâché tous ses rayons comme un feu d’artifice, alors que les plages, les parcs et les jardins sont interdits au public dans tout le pays.

Même le muguet s’est trompé d’époque. Cette année, les vendeurs à la sauvette vont connaître la disette.

Les températures ont atteint trente degrés. En Avril, on peut désormais se découvrir d’un fil, sans crainte de prendre froid. Il n’y a plus d’eau dans les campagnes. La sécheresse menace les paysans et les récoltes. Depuis combien de semaines n’a-t-il pas plu ? Les giboulées de mars sont renvoyées au “monde d’avant” et les hirondelles ne font plus le printemps.

Avec Covid, tout a basculé dans l’excès. Il fait trop beau, l’air est trop pur, les lumières trop claires. Chaque matin, une clarté trop insidieuse transperce les eaux du Rhône pour donner à voir aux passants le fond de son lit nu. Le spectacle est désolant. Les cadavres de trottinettes urbaines, de vélos, d’engins à moteur, de barrières de sécurité en fer, de déchets solides divers… qui tapissent le fleuve, l’ont transformé en cimetière. Tout au long des berges joliment aménagées, ils gisent par centaines. Cette violence portée contre soi est une profanation. Alors, dans ce vaste silence qui serre la ville par le cou, les questions remontent à la surface. Qui fait ça ?

Nous avons le temps nécessaire pour penser et nous taire. Surtout la nuit, quand le sommeil ne vient pas et que l’époustouflante lune rousse, envoyée en mission spéciale par notre planète, nous inspecte avec l’œil sentencieux d’un juge d’Application des Peines.

Sur ma terrasse, un des deux corbeaux qui me tenait en respect est allé explorer le balcon de ma voisine. L’autre s’approche de moi, méthodiquement, négligeant la distance de sécurité, en sautillant sur la balustrade. C’est un cambrioleur. Il fait du repérage. Bientôt, lui et ses amis rapaces viendront m’encercler tels des vautours prêts à récupérer mon appartement. A ses yeux, je ne suis plus qu’une carcasse d’être humain en décomposition. Il avance vers ma baie vitrée, lit dans mes pensées et saisit mon grand désarroi qui est à ciel ouvert, ma peau à vif, mon angoisse de voir mes vieux parents et mes enfants souffrir. Je ne les ai pas vus depuis si longtemps. Je suis en manque d’eux.

Le macabre volatile sent mes fragilités face à la possibilité du naufrage. Plus rien ne sera comme avant. Le mot “demain” a même disparu du dictionnaire politique, remplacé par l’expression “jusqu’à nouvel ordre” qui ne veut rien dire du tout. Auparavant, je me rassurais avec une formule de poète, “Quoiqu’il arrive, la nuit tombe et le jour se relève”, mais désormais, après, il se peut bien que le jour ne se relève pas. Maître corbeau, sur ma balustrade perché, le sait. Il a une tête de croque-mort. Ce matin, pour me défendre, j’ai essayé de l’effaroucher avec un cri de soldat mortellement atteint par une balle, mais qui refuse d’être la proie d’un charognard. Dégage ! Le mot est parti comme une balle. Le bougre n’a pas cillé. Il a fait comme si je n’existais déjà plus. Une morbide certitude a traversé son regard froid et sombre. J’en ai eu la chair de poule, au moment où un courant d’air a claqué la porte de ma chambre. Pauvre de moi, j’ai sursauté comme un animal en danger. J’ai eu honte de moi. La peur a changé de camp, j’ai pensé. La bestiole me sait aux confins de moi-même. C’est moi aujourd’hui qui suis enfermé. Les oiseaux s’en régalent : l’homme ligoté en cage, eux libres dans les nuages.
Hier, j’ai trouvé la selle de mon vélo souillée de leur fiel ; elle exhalait une odeur pestilentielle. J’ai imaginé que les oiseaux allaient profiter de la pagaille humaine pour faire main basse sur la ville ; celui qui est venu faire l’inventaire de mes biens ne laisse planer aucun doute sur cette hypothèse. Ses yeux me défient comme à la guerre. De nous deux, il sait qui survivra au virus. Alors, sur ma terrasse, il guette. Il attend.

J’ai refermé violemment ma baie vitrée pour lui signifier avec ce geste barrière que je ne me laisserai pas faire. Il n’a pas bougé.

Azouz Begag

 

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