Angélique VILLENEUVE est romancière.
C’est pour parler de Nuit de septembre (Grasset), récit de deuil lumineux, que Nova Villa l’avait invitée à Reims en octobre 2017.
La belle Lumière, son huitième roman, paraîtra à la rentrée prochaine aux éditions Le Passage.
Ses livres s’attachent au corps vaillant de femmes que la vie a meurtries.

 

Chers lycéens qui m’avez subie pendant des heures dans cet amphithéâtre il y a deux ans et demi,

Vous m’avez manqué. Je pense souvent à vous, depuis, à vos questions dont le courage m’avait estomaquée, à vos regards, à vos bras qui, parfois, sont venus dans les miens, votre front dans mon cou. Je parle de vous bien souvent. De l’émotion, de la force que vous m’avez données.

Avec Pierric Bailly et Guy Boley, nous étions trois auteurs à essayer de vous raconter à quoi ça pouvait ressembler, ça : écrire la perte. L’un avait perdu un père, l’autre un petit frère, moi un fils. J’étais venue vous parler de la perte, et je vous ai gagnés, vous.

J’ai relu, plusieurs fois dans des classes, cet extrait de Nuit de septembre, où je décrivais, de manière très simple, ce qu’était ma vie, vue de l’extérieur, quelques mois après ce deuil. Ce qu’elle avait d’ordinaire, et de déconcertant par sa banalité, justement. J’ai eu l’idée de le relire hier, pour voir. Pour comparer avec celle d’aujourd’hui, alors que tous, nous nous trouvons en deuil des autres, du corps des autres. J’ai eu envie de comparer, de voir ce qui restait.

Tu achètes des fleurs et des livres. Tu dînes ou tu déjeunes ou tu bois un verre avec des amis. Tu prépares du poulet grillé, du riz aux épices, des poivrons confits, des salades avec des artichauts, de grandes assiettes de maquereau cru, des seiches. Tu souris. Tu tailles des rosiers. Tu lis dans ton lit. Tu penses à tes enfants. Tu marches au soleil. Tu réfléchis à des mots, à des phrases, tu les écoutes monter du ventre jusqu’au bout de ta main. Tu retournes au cinéma. Tu lis le journal. Tu regardes la pluie. Tu ris. Tu t’endors. Tu retrouves tes copines au comptoir du café de la place, sur le port ou à la jolie boutique voisine. Tu glisses ton menton sous le menton du chat (le vieux doux chat est mort, et le nouveau, adoré malgré tout, est assez peu aimable). Tu achètes un gilet en peau de mouton dans une friperie et la regardes se gorger d’eau dans la machine à laver puis sécher sous le noisetier du jardin. Tu penses aux vacances (avec inquiétude). Tu parles des heures avec ton mari. Tu achètes plus de livres que tu n’en pourras lire (tu les commandes, tu penses aux libraires à la peine). Tu te prépares un café. Tu ramasses des pommes de pin et des branches pour la cheminée. Tu postes sur Facebook des photos que tu prends n’importe où, des informations sur les rencontres autour de tes livres. Tu achètes un rouge à lèvres que tu ne mettras pas souvent, échanges un billet de train. Tu admires tes filles (ça oui). Tu prends plaisir à parler de ton dernier livre, ici et là en France. Tu vas chez le coiffeur planquer tes cheveux blancs. Tu vas encore au cinéma, au marché. Tu prends des notes. Tu fais des projets de travail. Tu écris. Tu comptes les mots que tu écris pour respecter une discipline. Tu serres tes filles (l’une est loin) et ton mari dans tes bras, tu leur envoies des messages, tu les aimes et tu le leur dis. Tu ranges ton bureau. Tu étends du linge. Tu dis des trucs idiots pour faire rire. Tu t’assieds sur une marche. Tu t’installes au café, près de la vitrine, regardes les gens passer, les branches des platanes s’étirer vers le ciel.

Il demeure peu de choses, donc, peu de gestes. Il me semble que ma pensée, comme celle de ce temps-là, est irrémédiablement engluée. Et pourtant, je garde la lumière, comme avant, la lumière du temps de Reims et donc la vôtre, lycéens de cet amphithéâtre bondé, je la garde au-dedans. Et je vous le dis, ce n’est pas le onze mai qu’elle se déconfinera de moi.

Je vous embrasse si fort.

Angélique Villeneuve

 

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